Chronique

« Inversions » : les mésaventures d’une revue homosexuelle

le 06/12/2022 par Emmanuelle Retaillaud
le 05/12/2022 par Emmanuelle Retaillaud - modifié le 06/12/2022
Page d'ouverture du premier numéro d'Inversions, 1924 - source : WikiCommons
Page d'ouverture du premier numéro d'Inversions, 1924 - source : WikiCommons

Dans les Années folles, une parution au titre évocateur, Inversions, suscite le mépris grivois de l’ensemble de la presse française. Ainsi que l’ire de l’institution : ses deux fondateurs seront condamnés à de la prison ferme pour outrage aux bonnes mœurs.

Le 15 novembre 1924, paraît le premier numéro de la revue Inversions. Il ne s’agit pas du premier périodique français consacré à l’homosexualité, puisque en 1909, l’écrivain Jacques d’Adelswärd-Fersen avait lancé, pour quelques numéros seulement, la revue Akademos – laquelle prenait, il est vrai, le masque d’une « revue mensuelle d’art libre et de critique ».

Quinze ans plus tard (15 novembre 1924), Inversions se distingue par un ton nettement plus militant :

« Nous voulons crier aux invertis qu'ils sont des êtres normaux et sains, qu'ils ont le droit de vivre pleinement leur vie, qu'ils ne doivent pas, à une morale qu'ont créée des hétérosexuels, de normaliser leurs impressions et leurs sensations, de réprimer leurs désirs, de vaincre leurs passions. […]

INVERSIONS veut être leur Revue, ils y chanteront leur amour aussi beau, aussi noble que les autres amours. »

La revue surfait sur la publication de Corydon, de Gide, en juillet précédent, qui faisait elle-même suite au Sodome et Gomorrhe de Marcel Proust, en 1921-1922. Ainsi, même si « l’inversion », selon la terminologie encore dominante à l’époque, restait choquante, il devenait possible d’en parler dans l’espace public, autrement que sur un mode égrillard ou moralisateur.

Inversions, toutefois, n’a pas bénéficié de la même tolérance – relative – que pour les œuvres de Gide et de Proust. La revue avait été fondée par deux modestes employés montés de province à Paris, Gustave Beyria et Gaston Lestrade. Homosexuels passionnés de littérature, bons connaisseurs de la production allemande sur le sujet, lecteurs enthousiastes du Corydon, ils souhaitaient prolonger sa dynamique et le premier numéro (ibid.,15/11/1924) témoignait de leurs hautes ambitions :

« Nous étudierons ici les homosexuels, qui dans la littérature, les arts, la philosophie et la science, se classèrent parmi les génies. »

Ils avaient su s’assurer la collaboration de plumes autorisées : le poète et dramaturge Henry-Marx, auteur en 1923 du roman Ryls, un amour hors la loi ; le juriste homosexuel alsacien Eugène Wilhelm, qui avait déjà participé à l’aventure d’Akademos et connaissait bien les sommités germanophones ; le médecin suisse Camille Spiess, l’écrivaine lesbienne française Suzanne de Callias, et, pour le dernier numéro, la photographe Claude Cahun… Mais leur manquait l’appui d’un véritable réseau intellectuel ou mondain. Par ailleurs, le titre de la revue sembla, à beaucoup, quasi pornographique, tout comme les petites annonces qu’elle contenait.

L’accueil de la presse, ou du moins des quelques journaux qui évoquèrent l’initiative, fut, donc, dans l’ensemble assez froid, voire ouvertement moqueur, à l’exemple de cet entrefilet du Mercure de France :

« Ce premier numéro paraît sur 16 pages. Il se recommande de Goethe, de Voltaire, d’Oscar Wilde, de M. Henry-Marx, […], adresse un salut aux lesbiennes par la voie d’un poème : « Elles s’embrassent… » et traite enfin ce sujet dont l’importance n’échappera à personne : « Inversions chez les pigeons ». […]

Cette naissance est un signe des temps. Nous la mentionnons au titre d’un trait de mœurs. »

Plus durement, Le Petit bleu du 18 novembre 1924 remarquait de son côté :  

« Depuis deux jours, on peut voir s’étaler en toute liberté dans les kiosques une revue : Inversions, qui se déclare l’organe des homosexuels. Il y en a, on le voit, pour tous les dégoûts […] 

C’est surtout l’étranger qui est bon client. Depuis longtemps, beaucoup trop longtemps, les livres obscènes font pour certains étrangers partie des attractions parisiennes et font partie du « French Cancan ». »

Le Carnet de la semaine du 23 novembre voyait carrément dans cette publication un symptôme de la décadence de l’époque :

« Un périodique vient de paraître, qui est un signe des temps, un signe avertisseur de la déchéance morale d’une fraction – trop importante – de la génération montante. Cette publication se dénomme crûment : Inversion et ne dissimule nullement son objet […].

Nous en sommes là […] Les invertis ont leurs cercles, leurs cafés, leurs lieux publics de rendez-vous, Grands Boulevards et Champs-Élysées. Et le Code ignore ce vice. »

S’il est exact que les relations homosexuelles n’étaient plus pénalisées en France depuis 1791, on peut difficilement parler de liberté totale : elles tombaient fréquemment sous les accusations d’outrages publics à la pudeur, ou d’outrages aux bonnes mœurs, et toute forme de publicité restait mal vue. La revue eut donc rapidement à subir quelques tracas :

« On a fait courir pas mal de bruits sur ce périodique de l’homosexualité dans les arts, les lettres, l’histoire, la philosophie, la science. On a même annoncé qu’il était suspendu.

Ce n’était là qu’une image, une pose plastique. Inversions poursuit son chemin sans se soucier autrement d’adversaires qui peuvent lui demander la bourse ou la vie.

Mais maintenant que « le but est atteint », le titre va être changé en celui-ci : Urania, plus harmonieux et qui désigne sans confusion grammaticale les adeptes du corydonisme. »

Après trois numéros, ce titre « licencieux » devint en effet, en avril 1925, non Urania, mais L’Amitié, peut-être en référence à la revue lesbienne allemande Die Freudin, comme l’insinuait La Gazette du franc du 25 avril 1925 : « pour pouvoir poursuivre leur apostolat, ils ont intitulé le quatrième numéro de leur revue L’Amitié, (comme en Allemagne) ».

Cet effort d’adaptation ne permit pourtant pas à la revue de se maintenir en vie. Dès janvier 1925, comme le précise Comoedia, une information avait été ouverte pour « outrage aux bonnes mœurs » (18/01/1925). Ses fondateurs eurent le réflexe d’appeler leurs confrères à la rescousse, mais se heurtèrent à des réactions ouvertement homophobes, dont celle du Crapouillot donne un bon exemple :

« Inversions est une revue qui tient absolument à ce qu’on parle d’elle. On dirait de l’exhibitionnisme. A propos de poursuites dont elle est l’objet, elle nous a fait parvenir une circulaire-questionnaire, à laquelle nous ne répondrons qu’à la façon de Martine : Qu’ils s’accordent entre eux ou se gourment, qu’importe…

Mais qu’ils nous fichent la paix, et surtout qu’ils veuillent bien ne pas commencer les lettres qu’ils nous envoient par : « Mon cher confrère…. » Pas d’insultes, SVP ! »

Le procès eut finalement lieu le 7 mars 1926, comme s’en fit l’écho L’Ère nouvelle du lendemain, en revenant sur l’histoire de la revue, là encore sans beaucoup d’indulgence :

« Il y eut tout de même une petite émotion, ou pour mieux dire, des protestations quand on vit s’étaler aux kiosques des boulevards cette revue au titre symbolique […]

Car si le sous-titre prétendait embrasser, si j’ose dire, les arts et les lettres, et d’une façon générale les spéculations de l’esprit, les petites annonces, discrètes, mais non équivoques, donnaient le ton à la publication et montraient à quels jeux éthérés aspiraient les lecteurs. »

L’avocat de Bérya et de Lestrade, Me Ernest-Charles, se plaça avant tout « d’un point de vue juridique » (ibid.), en arguant que l’accusation « d’outrage aux bonnes mœurs » devait s’appuyer sur des expressions réellement obscènes, dont on ne trouvait pas trace dans Inversions.

Dans son jugement du 20 mars 1926, le tribunal estima au contraire « […] qu’il n’est nullement nécessaire que les textes poursuivis présentent dans leur forme des expressions ordurières et obscènes et qu’il est suffisant qu’ils soient de nature à porter atteinte à la morale publique » (cité par Michel Carassou). En vertu de quoi, Bérya et Lestrade étaient condamnés à six mois de prison ferme et 200 francs d’amende (voir Le Temps du 26 mars 1926), peine ramenée en appel à 3 mois et 100 francs.

Il faudra attendre janvier 1954 pour que paraisse en France une nouvelle revue « homosexuelle », Arcadie, qui connut à son tour quelques déboires pour « outrage aux bonnes mœurs » en 1955, malgré sa grande modération. Ces différents épisodes judiciaires témoignent du décalage qui a longtemps perduré entre le prestige presque intouchable des célébrités littéraires, Proust, Gide ou Cocteau, et la difficulté de faire entendre la voix des homosexuels plus ordinaires, surtout quand ils se revendiquaient militants.

Pour en savoir plus :

Carassou Michel, Inversions, une autre histoire de la première revue gay française, Paris, Non-lieu, 2016

Mirande Lucien, « Les deux premières revues homosexuelles de langue française : Akademos (1909) et Inversions/L’Amitié (1924-1925) », in : Revue des revues, 2014/1 (N° 51), pages 64 à 83

Tamagne Florence, Histoire de l’homosexualité en Europe Berlin, Londres, Paris 1919-1939, Paris, Seuil, 2000