Chronique

« L’Os à moelle », histoire de « l’organe officiel des loufoques »

le 09/05/2023 par Anne Mathieu
le 04/05/2023 par Anne Mathieu - modifié le 09/05/2023

Hebdomadaire hilarant dirigé par l’éditorialiste Pierre Dac, L’Os à moelle a marqué la fin des années 1930 de son empreinte sardonique et absurde tandis que la guerre se préparait. Mais ce détachement de surface cachait une critique tout à fait politique.

Le 13 mai 1938, un nouveau journal s’invite dans les kiosques. De son sous-titre (« Organe officiel des loufoques »), à son titre (L’Os à moelle), tout détonne. Mais pour qui connaît Pierre Dac (1893-1975), chansonnier et animateur de radio déjà célèbre, rien n’étonne.

Il officie dans L’Os à moelle en tant que rédacteur en chef, et explique dans l’éditorial de ce premier numéro « Pourquoi [il] crée un journal ». Le caractère absurde et fantaisiste de cet éditorial imprime immédiatement sa singularité dans le paysage des périodiques français de l’époque.

Pourquoi avoir fondé ce journal ? La réponse évidente et irréfutable est formulée derechef : parce qu’on l’attendait. Récit fantastique et burlesque des débuts de l’aventure :

« Et puis, un soir, un trou se produisit dans le voile des nuées de l'avenir ; mes camarades et moi, réunis dans l'arrière-salle du grand café des Hémiplégiques Francs-Comtois, eûmes soudain la révélation de ce que le monde attendait de nous. 

Nous n'avions plus à hésiter ; notre devoir était tout tracé et la porte de l'espoir s’entr’ouvrait à deux battants sur la fenêtre donnant sur la route de l'optimisme et de la bonne humeur : l'idée, la grande iDée avec un grand D était née. 

L’« Os à moelle » était virtuellement créé. »

Mais, d’ailleurs, pourquoi ce titre ? Parce qu’il « est véritablement l’expression synthétique de nos buts et de nos aspirations » ; parce que « l’os à moelle fait partie intégrante de notre patrimoine […] ».

Le journal va se constituer autour de rubriques dignes d’un véritable journal d’informations (reportages, articles de commentaire, chroniques, interviews, critiques diverses, revues de presse, petites annonces…), des rubriques aux contenus cocasses et absurdes que le lecteur retrouvera avec joie chaque semaine.

Toutefois certaines d’entre elles seront, au gré des numéros, beaucoup plus ancrées dans leur temps qu’il n’y paraît, beaucoup plus politiques que la ligne éditoriale l’annonçait dans son premier numéro – ou plutôt, ne l’annonçait pas. Comme le souligne Jacques Pessis : « Petit à petit, en dépit des vœux initiaux de son rédacteur en chef, L’Os à moelle adopte, presque inconsciemment et naturellement, des prises de position civiques, donc politiques. »

L’anticonformisme de Pierre Dac règne toujours, pièce maîtresse de cet organe décidément dissonant. L’édition du 15 juillet 1938 donne ainsi lieu à la célébration d’Alcibiade Reluire, père imaginaire de la brosse à reluire, né en 1879 :

« Le 26 mars 1853, la Brosse, la brosse majuscule sortit de ses mains pour partir à la conquête de l’univers. Il y a maintenant cent vingt-cinq ans de cela.

Bien des choses se sont passées depuis, mais rien ne doit nous faire oublier cet homme illustre qui a doté la créature de l’élément indispensable à sa propre dignité.

Et ce sera la récompense de ma vie d’avoir été le premier à rappeler les vertus de ce grand citoyen et de les exalter en une époque où les choses n’ont de valeur que par rapport à celles qui n’en ont pas du tout. »

Un an après, l’édition du 14 juillet 1939 se demandera ce qu’il serait arrivé « si on avait pris la Bastille le Quinze décembre !... »

Mais au fil des semaines, les convictions antifascistes et antinazies de la rédaction vont transparaître. Le 12 août 1938, c’est un éditorial signé « Méditation » que les lecteurs découvrent, digression sur cette pratique qui semble n’être qu’un prétexte à la formulation de la péroraison suivante :

« Je ne saurais trop recommander à mes contemporains de pratiquer comme moi la méditation ; ils se sentiront devenir meilleurs et leur âme, au fur et à mesure de la marche du temps, s’évadera progressivement des étroites limites dans lesquelles nous tiennent enfermés les contingences quotidiennes d’une civilisation rétrograde, sinueuse et tronquée. »

La condamnation politique du temps présent n’aura échappé à personne. L’espace de quelques mots, l’éditorialiste humoriste se fait grave.

A l’approche des Accords de Munich, le même éditorialiste feint de s’interroger dans l’édition du 23 septembre 1938 sur la confusion qui règne en Europe et en France, ne pouvant s’imaginer qu’elle soit causée par… « ce malheureux petit malentendu balkanique […] ». 

Le 14 octobre, l’éditorial est titré : « Les véritables artisans de l’accord de Munich : c’est nous ! » Pierre Dac y tourne en dérision les réactions soulagées engendrées par ledit accord :

« Lorsque l’Europe se vit sauvée, ce fut un débordement général d’enthousiasme. On tressa des pots de fleurs à MM. Chamberlain, Daladier, Hitler et Mussolini, sans oublier leurs dames. Je n’ai rien à objecter à ces élans de reconnaissance. »

Et proclame à grands renforts de capitales d’imprimerie :

« Les promoteurs de l’accord de Munich, C’EST NOUS ! Et, croyez-moi, on sait à quoi s’en tenir là-dessus dans les chancelleries ; nous ne voulons en rien diminuer le mérite des quatre, mais nous voulons que justice nous soit rendue.

Voulez-vous demander à M. Georges Bonnet de qui il tient les renseignements de dernière heure qui lui ont permis d’agir utilement ? Qui a envoyé à M. Mussolini le pneumatique qui a provoqué son coup de téléphone à Berlin ? Et enfin, qui M. Daladier a-t-il rencontré dans le plus grand secret et dans un taxi, à 2 h. 30 du matin, au coin de la rue Houdon et du boulevard Exelmans ?

Ai-je besoin de préciser ? Est-il nécessaire de mettre un nom sur ce qui ? Non, n’est-ce pas, puisque ce qui c’était MOI ! »

Le dénigrement de Munich est éloquent ; le burlesque du récit n’a d’égal que le ridicule de ces gouvernants se pâmant avec le mot de « paix » alors qu’ils ont envoyé le monde à la guerre. La péroraison, où s’articule un sarcasme répété, achève la condamnation :

« Grâce à nous, le monde va pouvoir se remette au travail dans la tranquillité ; si demain, le mauvais sort voulait que des nuages obscurcissent à nouveau le ciel désormais serein de l’Occident, nous serions de nouveau à pied d’œuvre prêts à renouveler notre geste médiateur, le tout au tarif habituel de notre catalogue, qui vous sera envoyé franco sur demande et sans autres frais que le prix marqué. »

Vient la déclaration de guerre. La considérant, l’éditorialiste se demande : « L’Os va-t-il disparaître ? » Les éditoriaux des mois suivants tournent en dérision la Drôle-de-Guerre, divaguant par exemple sur les « bandes molletières » ou se préoccupant ardemment de la répartition de la sciure aux armées…  Le 15 mars 1940, c’est un « Journal de route de la première tournée du théâtre aux Armées dans la ligne Maginot » qui fait office d’éditorial, lequel n’aura, bien entendu, qu’une livraison.

Le dernier numéro paraît le 7 juin 1940, ainsi que nous l’apprend Jacques Pessis – et non pas le 31 mai 1940, comme le pensait son rédacteur en chef parti depuis peu vers des aventures moins « loufoques ». On l’a averti qu’il doit disparaître, « figurant en tête d’une liste de personnalités que les nazis comptent arrêter et déporter sans délai […] ». Ses éditoriaux fustigeant Hitler et le malmenant ont donc porté loin… La vengeance de « l’œuf hurleur » se prépare.

Le 21 avril 1939, Pierre Dac proclamait « Le droit de rire », « estim[ant] qu’en période trouble il devient, s’il est conscient et lucide, comme une manifestation du courage tranquille […] ». L’éditorialiste poursuivait : « […] car, en définitive, qu’est-ce que le vrai courage ? C’est, du moins je le crois, le fait de se rendre compte d’un danger, d’en avoir la crainte et de dominer cette crainte pour accomplir l’acte dangereux ».

Phrases sonnant comme une prémonition, pour celui qui allait embarquer pour Londres un an après…

Pour en savoir plus :

Jacques Pessis, « Avant-prop… Os », in Pierre Dac, L’Os à Moelle – 13 mai 1938-7 juin 1940, Anthologie, Paris, Omnibus, 2007, p. V