Chronique

Le Droit De Vivre, premier journal de l’antiracisme

le 12/06/2023 par Édouard Sill
le 12/05/2023 par Édouard Sill - modifié le 12/06/2023

Au mois de février 1932 et tandis que l’Europe bascule inexorablement dans la xénophobie la plus funeste, un groupe d’humanistes se mobilise afin de dénoncer, avec rigueur et fermeté, ce fléau des temps. Le Droit de Vivre, hebdomadaire de la LICA, est né.

Au milieu des années 1920, jusqu’alors fixé sur un plan théorique, le racisme s’impose comme un terme politique, comme une doctrine. C’est d’outre-Rhin qu’il surgit dans le paysage politique français. Dans un article intitulé « Un ultranationalisme maladif » publié en 1924 et abondamment republié par la presse française, le journaliste Jacques de Préchac alertait sur le poison mortel qui se répandait alors dans la vie politique allemande, comme « conviction absolue que seule la ‘conscience de sa race’ procurera à l’Allemagne sa victoire à venir ».

À cette occasion, L’Avenir rappelait que l’idée de race avait été théorisée par un Français, le comte Arthur de Gobineau « essayiste, historien, critique et romancier », bien que « comme beaucoup de prophètes, il soit resté dans son propre pays une sorte de curiosité littéraire ».

Le racisme n’effraie pas seulement la gauche, par définition universaliste et égalitaire, mais également la droite. En 1927, le très conservateur Le Phare de la Loire précisait ainsi les postulats du racisme :

« Les races inférieures sont les Nègres, les Jaunes, les Latins et surtout les Juifs, car le racisme est essentiellement antisémite. Pour les racistes, c’est la race nordique, Scandinave : yeux bleus, cheveux blonds et peau rose, qui est l’idéal. »

Deux ans plus tard, La Croix alertait également ses lecteurs :

« Mais, en dépit de son inanité intrinsèque, le racisme est extrêmement dangereux, car il est du nombre de ces fumisteries idéologiques dont les meneurs de peuples savent s’emparer à propos, et souvent avec succès. »

Malgré ces avertissements, l’idée de la race et de la pureté nationale déferle en Europe et vient se conjuguer avec un antisémitisme latent. Les doctrines racistes imprègnent les régimes autoritaires, de la Roumanie à la Pologne et font système dans le fascisme italien. Le racisme compte de plus en plus d’adeptes dans les démocraties européennes.

Face à l’offensive raciste et aux violences antisémites, la résistance s’organise autour d’un terme et d’une doctrine tout aussi inédits : l’antiracisme. L’étendard de l’antiracisme est porté en France par la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme. La LICA se dote bientôt d’un organe de combat. Il est fondé par le journaliste Bernard Lecache, né à Paris en 1895 de parents juifs originaires de l’empire russe. « Nous réclamons le droit de vivre » titrait en Une, le 1er février 1932, le premier numéro Le Droit De Vivre.

En 1898, un journal anarchiste se réclamait déjà du « Droit à la vie », récusant aux juges et aux généraux d’avoir autorité pour abréger la vie d’autrui, et aux propriétaires de limiter celle des autres. Le Droit De Vivre, premier du nom, libertaire et dreyfusard, était sous-titré « combat pour l’égalité sociale ». Ce cri abolitionniste fut poussé en défense de l’anarchiste Georges Etiévant, camarade de Ravachol.

La filiation n’a rien d’anodine. La LICA s’est elle aussi organisée autour d’une entreprise d’auto-défense, d’une revanche du faible au fort et d’un geste de désespoir. En 1926, la principale figure du mouvement national ukrainien, Symon Petlioura, en exil après l’écrasement de l’éphémère république d’Ukraine par les armées bolchéviques, est assassiné à Paris par Sholem Schwartzbard, en réponse aux pogroms d’Ukraine.

Significativement, le journal ajoute dès son numéro 2 le sous-titre : « Journal des Juifs et non-Juifs unis pour le rapprochement des peuples ». L’objectif est fixé, le combat est celui de l’amitié entre les peuples. Pas celle des États, celle l’antiracisme et de l’internationalisme face aux discriminations, comme le proclame la Une du 21 juillet 1938 : « Antiracistes de tous les pays unissez-vous ! »

Le dixième anniversaire de la LICA est l’occasion pour Le Droit De Vivre de rappeler que l’objet de la ligue antiraciste est « par tous les moyens en son pouvoir » de « réaliser, par l’union des races, le rapprochement des peuples et la paix entre les hommes » et que « nombre [de ses] fédérations régionales sont dirigées par des catholiques, protestants, musulmans, juifs ou libres-penseurs ».

Œcuménique, le journal se veut également transpartisan :

« Droite ou gauche ? Nous avons répondu :

‘Nulle part inféodés, nous sommes des combattants libres qui construisent et qui, dans le désarroi d’un monde malheureux, se placent à l’avant-garde de la bataille pour la réhabilitation de l’humanité.’ »

Et, de fait, les grandes signatures du journal sont à l’aune de cet œcuménisme revendiqué, de l’anarchiste Charles-Auguste Bontemps à la pacifiste et féministe Marcelle Capy ; du radical Gaston Monnerville au socialiste Pierre Brossolette.

Dès son lancement, le droit d’asile est en première page, comme affirmation de l’intransigeance du journal contre toutes les discriminations. Le combat est avant tout une résistance, une espérance face aux progrès constants du racisme, qui, en 1933, a consumé la démocratie allemande sans coup férir.

Chaque mois, le journal renseigne désormais ses lecteurs effarés sur les exactions commises en Allemagne au nom de la race, de la ségrégation aux humiliations, jusqu’aux assassinats.

Face à une opinion publique très majoritairement pacifiste, la position des antiracistes est délicate. On ne cesse ainsi de les dénoncer comme des provocateurs qui attiseraient la guerre contre l’Allemagne. Comme beaucoup d’autres, la LICA défend tout d’abord le très symbolique boycottage des biens et des produits allemands.

Mais le combat est d’abord porté contre les racistes de France. Le Droit De Vivre appuie les décrets-lois du Garde des Sceaux Paul Marchandeau du 21 avril 1939. Dans le but de défendre la concorde de la collectivité nationale sont désormais réprimés « toute excitation à la haine entre Français » ainsi que « l’injure commise envers un groupe de personnes qui appartiennent par leur origine à une race ou à une religion déterminée, dans le but d’exciter à la haine entre les citoyens ou habitants ».

Le Droit De Vivre est un des rares titres à défendre la portée antiraciste de la mesure et engage ses lecteurs à se saisir du décret-loi (« Comment poursuivre ? Qui peut poursuivre ? ») pour faire museler les xénophobes et les antisémites, rappelant ainsi la fonction première du journal : non pas être seulement un titre d’opinion mais un outil pragmatique.

Si le journal dénonce les émeutes anti-juives en Algérie, comme en juillet 1934 à Constantine – où un quartier juif fut mis à sac par une foule musulmane sous l’œil indifférent des autorités coloniales –, il promeut surtout l’amitié entre Musulmans et Juifs en Afrique du Nord. Il est aussi attentif au sort des Musulmans métropolitains, en leur consacrant en 1937 un long reportage dans ses colonnes :

Il porte également son attention sur la situation du racisme dans le monde, malgré les terribles soubresauts qui assaillent l’Europe. En 1938, Le Droit De Vivre enjoint Juifs et Arabes à déposer les armes en Palestine. En 1939, il salue les progrès de lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis et les premiers reculs de la ségrégation.

Et, lorsque la guerre éclate et que le front cède en mai 1940, Le Droit De Vivre demeure confiant et appelle les antiracistes du monde entier à embrasser le combat de la France contre le nazisme :

« Terre cent fois convoitée, cent fois assaillie, cent fois sauvée, la patrie des hommes libres connaîtra la victoire. »

Tandis que le journal est interdit en 1940 et ses animateurs pourchassés (Bernard Lecache est interné dans un camp en Algérie), ses adversaires triomphent. Henri Béraud, dans Gringoire, feint de reprendre la lecture du défunt journal pour le désigner comme responsable du sort funeste du pays :

« Ce n'est pas avec Hitler qu'il faut faire un rapprochement, mais contre Hitler qu'il faut le faire ! Ovation sans fin, dit le journal de Lecache, où je recopie, mot pour mot, cet appel aux tueries. »

En mars 1941, sous le titre de « L’antiracisme, ennemi des nations », Le Pays Libre examine ce qu’il appelle « une conception grotesque de l’humanité contraire aux lois séculairement ethniques subsistant toujours malgré les attaques portées contre elles ».

Mais, comme l’espoir et la liberté, Le Droit De Vivre réapparaît en France, le 20 septembre 1944, à Toulouse. Dans un éditorial adressé aux Toulousains, le journal se dit alors :

« Le journal des musulmans et des juifs, des chrétiens et des bouddhistes, des croyants et des libres penseurs, qu'ils soient blancs ou noirs, jaunes ou de sangs mêlés.

Il défend les petits, les humbles, les parias, les proscrits. »

Le titre publie les premiers témoignages sur l’étendue du génocide commis contre les Juifs d’Europe, ainsi un prisonnier toulousain de retour dans la ville rose fait part de ce qu’il a vu et dont on ignore encore toute la terrifiante dimension :

« On me disait que la tuerie des Juifs, exécutée par les Allemands et les Ukrainiens venait de commencer dans la Galicie Orientale, sous un prétexte futile et que l’on estimait à 3 millions le nombre d’Israélites assassinés par leurs bourreaux ; mais peut-on croire à une telle tuerie, quand on n'en pas été le témoin oculaire ? »

Dans la « rubrique des traîtres », Le Droit De Vivre nouveau placarde ses anciens cadres et dirigeants qui ont fait le choix de Vichy plutôt que l’honneur. Parmi ces noms voués aux gémonies, on trouve Félicien Challaye, Marcelle Capy, Gaston Bergery ou le poète Maurice Rostand.

Le journal antiraciste doit alors affronter les défis nouveaux de la Libération et de l’après-guerre, entre Guerre froide et naissance de l’État d’Israël, où le journal appelle à la paix en décembre 1947 « avant que s’accomplisse l’irréparable ».

Le Droit De Vivre, désormais intitulé Le DDV - Le Droit de Vivre - Revue universaliste et antiraciste, n’a pas cessé son combat et fait encore entendre la grande voix de l’antiracisme, malgré les modes, les compromis et les intimidations, continuant une bataille entamée il y a presque un siècle, malgré les défaites et les tragédies.