Chronique

Un œil sur le monde : la « tribune libre » des Cahiers des Droits de l’Homme

le 15/01/2024 par Anne Mathieu
le 09/01/2024 par Anne Mathieu - modifié le 15/01/2024

Témoignage des préoccupations politiques des compagnons de route de la Ligue des droits de l’Homme durant les années trente, la colonne « Libres opinions » ouvrait ses portes à des députés, des intellectuels et autres observateurs internationaux.

Dans Les Cahiers des Droits de l’Homme, organe de la Ligue éponyme, figure en bonne place une rubrique intitulée « Libres opinions ». Il s’agit de ce que l’on nomme une tribune libre, laquelle n’engage jamais la responsabilité du périodique et dont le contenu peut être en outre opposé à sa ligne éditoriale sur tel ou tel sujet, sur tel ou tel événement.

Les Cahiers des Droits de l’Homme précisent d’ailleurs en bas de page, par un astérisque de renvoi :

Les articles insérés sous la rubrique Libres Opinions sont publiés sous la seule responsabilité de leurs auteurs. — N. D. L. R. »

Donnons un aperçu de la qualité des auteurs qui y officient pendant la décennie 1930.

C’est son président depuis 1926, Victor Basch, qui y publie alors le plus d’articles. Signalons par exemple le numéro du 10 mars 1933 des Cahiers des Droits de l’Homme, intitulé « Contre le fascisme allemand ». Basch y signe un vigoureux « Le devoir des démocraties », où il blâme « Les fautes accumulées dans le passé par les démocraties [qui] portent aujourd’hui leurs fruits déplorables » pour ensuite dénoncer :

« Pusillanimité et hypocrisie : voilà le signe sous lequel se déroulent les affaires du monde. Comment, demandent les hommes qui, tout en constatant avec nous le mal que nous dénonçons, n’y voient pas de remède, comment s’opposer à ces défis au droit sans déclencher une nouvelle catastrophe ?

Comment ? Sans doute, ce n’est guère facile. Mais avant de se soumettre à l’inéluctable, il faut, au moins, essayer d’y parer. Il n’y a tout de même pas aujourd’hui dans l’Europe et dans le monde que des gouvernements fascistes. Il reste des démocraties, non, certes, entièrement réalisées, mais des démocraties cependant : France, Angleterre, États-Unis, Espagne, États Scandinaves, Hollande, Belgique, Suisse.

Les États dictatoriaux s’épaulent, s’entr’aident, s’entr’arment et préparent ouvertement la guerre. Est-il concevable que les Etats démocratiques ne se rapprochent pas, eux aussi, pour sauvegarder la liberté et la paix. A côté de nous, une Sainte Alliance de la force. Opposons-lui une Sainte-Alliance du Droit ! » 

La tribune libre des Cahiers des Droits de l’Homme est en fait le moyen de faire entendre des positionnements politiques au sens strict du terme. Ainsi le numéro du 20 avril 1936 est-il intitulé « Le programme du Front populaire », titre même de l’article d’Emile Kahn qui y est publié. Agrégé d’histoire, secrétaire général de la LDH depuis 1932, Emile Kahn est également militant socialiste. Il collabore souvent aux Cahiers, son mandat l’expliquant, et est également chroniqueur à l’hebdomadaire radical-socialiste La Lumière. Ce 20 avril 1936, il est d’ailleurs précisé :

« Cette étude a été publiée sous forme d’articles dans La Lumière des 18 janvier, 25 janvier, 6 février, 8 février, 15 février, 22 février, 14 mars, 21 mars, 28 mars et 4 avril 1936.

Des lecteurs indulgents ont souhaité de trouver ces articles rassemblés, pour la propagande contre le fascisme. »

Rien d’étonnant à cette célébration du Front populaire dans Les Cahiers des Droits de l’Homme, Victor Basch ayant été élu en 1935 le président du Comité national du Rassemblement populaire.

Quand les temps se font de plus en plus lourds, le ton du titre de la tribune libre devient plus solennel : « Munich et nos principes », proclame-t-elle dans le numéro du 15 novembre 1938. Ce numéro est d’ailleurs l’exemple parfait de la transformation éventuelle de cette rubrique en un dossier de plusieurs pages, procédé que l’on constate à plusieurs reprises. Dans ce numéro, on nous précise que les

« exposés publiés ici ont été faits […] devant le Comité Central en séance plénière le 16 octobre, d'autres à la réunion d'information organisée par le Bureau de la Ligue pour les ligueurs de la Seine, le 28 octobre.

En les reproduisant, la direction des Cahiers est assurée de répondre aux vœux des ligueurs qui n'ont pu assister à cette réunion. »

Des ligueurs-lecteurs qui y réfléchiront grâce aux contributions suivantes : « Le Droit des Peuples » (Suzanne Collette-Kahn, « agrégée de l'Université ») ; « Le respect du Droit » (Georges Scelle, « Professeur à la Faculté de Droit à Paris ») ; « La valeur morale des promesses » (Albert Bayet, membre du parti radical et de la LDH, professeur à la Sorbonne) ; « La Justice et la Paix » (Gabriel Cudenet, fondateur du parti radical-socialiste Camille Pelletan et membre du Comité Central de la LDH) ; « La Liberté » (Georges Gombault, militant socialiste et membre de la LDH).

On peut remarquer ici la présence importante d’élus parmi les contributeurs. La rubrique « Libres opinions » accueille d’ailleurs avec fréquence des députés. Ainsi de Jean Locquin, député socialiste de la Nièvre, qui signe un article sur « La dictature de Pilsudski » dans le numéro du 10 janvier 1931. Ainsi de Pierre Mendès-France, député radical-socialiste de l’Eure, ancien sous-secrétaire d’État au Trésor, qui disserte sur « La question de l’or espagnol », dans le numéro du 15 mars 1939.

Mais on accueille souvent aussi des spécialistes reconnus sur divers sujets. Tel Henry Van Etten, « Visiteur des prisons, Secrétaire général du Comité pour la diminution du crime, chargé d'enquêtes en Belgique, en Suisse, en Angleterre et aux États-Unis ». Dans le numéro du 20 janvier 1935, il livre une réflexion sur « Le problème de l’adolescence coupable ».

Enfin, plus rarement, la rubrique « Libres opinions » s’ouvre à des témoignages. Par exemple, dans le numéro du 20 avril 1933, c’est un intellectuel communiste d’importance qui est accueilli pour un récit intitulé « En Allemagne ». Considérons le chapô de la rédaction à cette occasion :

« M. Egon Ervin Kisch, journaliste bien connu en Allemagne, avait été arrêté parmi les premiers après l'incendie du Reichstag et jeté dans les cachots de Spandau, près de Berlin, en même temps que nos amis Lehmann-Russbüldt et Ossietzki, ainsi que de nombreux communistes.

Libéré après quelques jours, il a publié dans la revue de la Ligue tchécoslovaque des Droits de l'Homme le récit qu'on va lire. »

Ce témoignage montre en outre le réseau international dans lequel s’insère la LDH, et qu’elle contribue à faire vivre notamment par l’intermédiaire de son organe. Une dimension globale présente dans nombre de ses numéros et particulièrement dans cette rubrique « Libres opinions ». Laquelle atteste des préoccupations de cette organisation et de ses membres pour le danger nazi, qui n’en finira pas de s’étendre.