Chronique

Charles Baudelaire, journaliste malgré lui

le 22/08/2024 par Jean-Clément Martin-Borella
le 22/08/2024 par Jean-Clément Martin-Borella - modifié le 22/08/2024

Bien qu’il ait détesté les journaux, Baudelaire fut dans l’obligation matérielle d’y publier la plupart de ses écrits. Une relation ambigüe révélatrice de la place du poète dans une société « bourgeoise » du XIXe siècle qui l’a marginalisé.

Dans Mon Cœur mis à nu, projet de livre où se seraient entassées toutes ses haines, Charles Baudelaire écrit :

« Je ne comprends pas qu’une main puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût. »

Pourtant, le poète a beaucoup publié dans la presse, jusqu’à devenir même, en 1848, le rédacteur en chef très éphémère d’un journal conservateur de Châteauroux. Il exercera, dans ce domaine, le droit qu’il aurait souhaité voir ajouter dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, celui de se contredire. En effet, au soir de sa vie, il aura publié plus de 200 textes en tous genres (poésies, critiques, articles d’humeur…), dans des périodiques aux tons variés (nationaux, régionaux, satiriques, spécialisés…).

Il faut dire que Baudelaire, né en 1821, a grandi avec l’émergence de la presse à grands tirages, représentés par des titres comme La Presse, Le Siècle ou encore Le Journal des débats. Désireux, très jeune, de faire profession de littérateur, il est forcé de collaborer au journal, qui constitue, au milieu du XIXe siècle, le premier support de toute publication littéraire.

À seulement 25 ans, plein d’audace et de confiance, il publie dans L’Esprit public du 15 avril 1846 ses « Conseils aux jeunes littérateurs », avant même de l’être devenu lui-même :

« Les préceptes qu’on va lire sont le fruit de l’expérience ; l’expérience implique une certaine somme de bévues ; chacun les ayant commises – toutes ou peu s’en faut –, j’espère que mon expérience sera vérifiée par celle de chacun (…)

Ainsi apporterai-je dans ces préceptes dédiés aux jeunes littérateurs une tendresse toute fraternelle. »

C’est dans ce même journal que Baudelaire avait placé, le 20 février 1846, l’une de ses premières contributions littéraires : une nouvelle signée de sa main, « Le Jeune enchanteur ». En réalité, il s’agissait d’une traduction, le texte ayant été écrit par le révérend père irlandais George Croly. Mais l’on y retrouve néanmoins le style personnel de Baudelaire, comme ce sera le cas plus tard dans ses traductions d’Edgar Poe, régulièrement insérées dans les journaux.

L’Esprit public annonce ainsi le 20 février 1846 :

« Nous commençons aujourd’hui la publication d’une fantaisie qui se recommande et par l’élégance des détails et par l’harmonie de l’ensemble. »

Quand Baudelaire publie dans les journaux, ses textes ne passent pas inaperçus, et sont souvent précédés d’une note du directeur. Si celui de L’Esprit public se veut louangeur, d’autres se montrent plus prudents. Bien des années plus tard, le 7 février 1864, le Figaro consacre son feuilleton à des poèmes en prose de Baudelaire. Le journaliste Gustave Bourdin tient alors à justifier ce choix audacieux :

« Dans l’ouvrage en prose, comme dans l’œuvre en vers, toutes les suggestions de la rue, de la circonstance et du ciel parisiens, tous les soubresauts de la conscience, toutes les langueurs de la rêverie, la philosophie, le songe et même l’anecdote peuvent prendre leur rang à tour de rôle.

Nos lecteurs jugeront si M. Charles Baudelaire y a réussi. »

Les lecteurs jugeront ; et trois feuilletons plus tard, le Figaro stoppera sa collaboration avec Baudelaire, sous prétexte que ses poèmes « ennuyaient tout le monde ». Par « tout le monde », il faut comprendre les bourgeois, qui constituent les abonnés des journaux. Si Baudelaire veut publier, il doit donc s’adapter à un lectorat qu’il déteste, quand son ami Théophile Gautier est, lui, devenu sans mal feuilletoniste au Moniteur universel, le journal officiel du second Empire.

Le 9 avril 1851, jour de ses trente ans, le Baudelaire provocateur ne manquait d’ailleurs pas de s’offrir un joli cadeau en publiant dans le très sérieux Messager de l’Assemblée onze poèmes osés qui prendront place, six ans plus tard, dans Les Fleurs du Mal. Parmi eux, « Le Mauvais Moine » et « Le Tonneau de la haine » marquèrent les esprits.

Si Baudelaire est un acteur occasionnel de la presse, il en devient malgré lui un sujet régulier à partir de 1857, année de la condamnation des Fleurs du Mal pour « outrage aux bonnes mœurs ». Sa légende noire se répand dans les colonnes, et sa signature ne pourra plus, dès lors, être accueillie sans quelque crainte. Il en développe une haine personnelle qui se concentre sur quelques titres, notamment le Figaro, coupable d’avoir attiré l’attention du ministère public par un compte-rendu assassin des Fleurs du Mal.

Dans le Figaro du 5 juillet 1857, Gustave Bourdin écrit :

« Je n’ai pas de jugement à prononcer, ni d’arrêt à rendre ; mais voici mon opinion : Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire ; il y en a où l’on n’en doute plus : c’est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées.

L’odieux y coudoie l’ignoble, le repoussant s’y allie à l’infect. »

« Voilà ce que c’est que d’envoyer des exemplaires au Figaro ! », pestera Baudelaire dans une lettre à son éditeur et ami, Auguste Poulet-Malassis. Et il ne retiendra bientôt plus ses mots, qualifiant ce périodique « d’infâme torche-cul ». Mais cela ne l’empêchera pas, plus tard, d’y publier de nouveaux textes. Quelques poèmes en prose, donc, mais aussi sa longue étude sur « Le Peintre de la Vie moderne », où il expose les caractéristiques de son esthétique.

Le 26 novembre 1863, le Figaro publie le premier des cinq feuilletons que Baudelaire consacre au « Peintre de la Vie moderne », c’est-à-dire au dessinateur Constantin Guys, mais aussi à lui-même :

« Le beau est fait d’un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d’un élément relatif, circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l’époque, la mode, la morale, la passion.

Sans ce second élément, qui est comme l’enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait indigestible… »

Baudelaire agit en homme de lettres cherchant à prépublier ses œuvres, et en aucun cas en tant que journaliste. « Au fond, le journalisme n’était pas son affaire. Sa nature aristocratique l’éloignait de ce pugilat en public qui rappelle l’arène du cirque banal », écrira, en 1868, son ami Charles Asselineau. Les rares fois où il s’est prêté à l’exercice d’une écriture facile et distrayante, c’était entre 1844 et 1847, du temps de sa fréquentation des bureaux du Corsaire-Satan, feuille satirique accueillante pour les jeunes plumes.

Cette non-adéquation à l’esprit journalistique fait que les relations entre Baudelaire et les directeurs sont exécrables. Ces derniers le craignent : il ne rend pas sa copie à l’heure, réclame des avances et refuse la moindre coupure. Le poète, lui, les méprise, au point de dresser une liste personnelle de ces « vilaines canailles », dans laquelle on retrouve Buloz de la Revue des Deux Mondes, Dalloz du Moniteur universel ou encore Houssaye, Rouy, Girardin et Solar de La Presse. Mention spéciale, donc, à ce dernier titre, qui accueillera pourtant des poèmes en prose en 1862. Mais que n’a-t-il pas fallu écrire pour convaincre Arsène Houssaye, en charge des pages littéraires ! Le sachant sensible à la flatterie, Baudelaire lui a dédicacé son projet. Et c’est donc avec l’hommage d’un poète à un supposé autre que sont publiées certaines pièces du Spleen de Paris.

Le 26 août 1862, La Presse publie, en guise d’introduction aux poèmes en prose, la lettre que Baudelaire a adressée à Houssaye :

« Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ? »

Malgré cette précaution, l’entente ne durera pas longtemps, Houssaye reprochant à Baudelaire d’avoir déjà publié certains poèmes présentés comme inédits.

À quelques reprises, Baudelaire utilisera la presse comme un support à ses mauvaises humeurs. Le 14 avril 1864, il s’en prend anonymement à Victor Hugo, et souligne, en introduction, l’utilité de la « petite presse » pour régler ses comptes :

« Ce genre de littérature frondeuse qu’on appelle le ‘petit journal’ n’a rien de bien divertissant pour moi et choque presque toujours mes instincts de justice et de pudeur.

Cependant, toutes les fois qu’une grosse bêtise, une monstrueuse hypocrisie, se dresse devant moi, tout de suite je comprends l’utilité du ‘petit journal’.

Ainsi, vous le voyez, je me donne presque tort, d’assez bonne grâce. »

Le caractère éphémère des collaborations journalistiques de Baudelaire explique pourquoi il n’en aura tiré, au soir de sa vie, que 8 320 francs. Il considérait le journal comme un objet intéressant parce que constitutif de la modernité, mais avec la certitude que le poète ne devait pas trop s’y frotter, au risque d’y laisser son auréole. Contre les tentations d’écriture facile, le poète doit penser à « l’après ».

Le 15 avril 1846, dans L’Esprit public, Baudelaire se faisait voyant sur sa propre condition :

« Quant à ceux qui se livrent à la poésie, je leur conseille de ne jamais l’abandonner.

La poésie est un des arts qui rapportent le plus ; mais c’est une espèce de placement dont on ne touche que tard les intérêts, en revanche très gros. »

Jean-Clément Martin-Borella est journaliste. Il collabore régulièrement à plusieurs publications traitant de l’histoire, parmi lesquelles Ca m’intéresse histoire, L’Histoire en BD ou La Vie histoire.