1924 : un illustrateur pourfend le Traité de Londres
Du 16 juillet au 16 août 1924, une importante conférence internationale se tient à Londres sur la question des réparations allemandes après la Première Guerre mondiale. Travaillant pour deux journaux opposés au Cartel des gauches (de même qu’opposés sur l’échiquier politique), L'Humanité et Aux Écoutes, le dessinateur Émile Tap se montre très critique.
Au cœur de l'été 1924, la Conférence de Londres vole la vedette aux Jeux Olympiques de Paris et fait les gros titres de la presse française. Chaque jour, les quotidiens retranscrivent les discussions et les activités des différents dirigeants politiques réunis dans la capitale britannique pour tenter de trouver une solution au problème des réparations dues par l'Allemagne à la suite de la Première Guerre mondiale.
Moins de six ans après le conflit, la population reste, en effet, très soucieuse de la sécurité du pays et s'interroge sur l'attitude à adopter vis-à-vis d’une Allemagne qui peine à respecter ses engagements financiers du Traité de Versailles.
Depuis son arrivée au pouvoir à la suite des élections législatives du 11 mai 1924, le Cartel des gauches cherche à faire bouger les lignes dans les relations de la France avec les autres puissances internationales. Édouard Herriot, le nouveau président du Conseil et ministre des Affaires étrangères s'est très vite rapproché de la Grande-Bretagne, gouvernée par le Premier ministre travailliste Ramsay Mac Donald. Les deux hommes de gauche se rencontrent en Angleterre en juin, quelques semaines seulement avant la grande Conférence de Londres, pour discuter essentiellement de la situation de l'Allemagne.
Même s'il entend préserver les intérêts et la sécurité de son pays, le dirigeant français affiche son intention d'établir une relation plus apaisée avec son ancienne ennemie. Son prédécesseur, Raymond Poincaré (1860-1934), avait ravivé les tensions en janvier 1923 lorsqu'il avait fait occuper la Ruhr afin de forcer l'Allemagne, confrontée à une grave inflation, à payer les indemnités de guerre prévues dans le Traité de Versailles.
Dans ce contexte, la Conférence qui s'ouvre à Londres le 16 juillet 1924 attire tous les regards, notamment celui du dessinateur Émile Tap, de son vrai nom Émile Tapissier (1876-1940). Cet artiste s'est fait remarquer dès 1908 dans le journal pour enfants Saint-Nicolas. Sous le pseudonyme de Rose Candide, il mettait en scène les histoires de Sam et Sap, écrites par Georges Le Cordier en utilisant des phylactères. Considéré comme un des précurseurs en France de la bande dessinée à bulles, il travaille pour de nombreux titres dont Le Pêle-Mêle, Le Rire, La Guerre sociale, Ruy Blas ou encore La Victoire.
En 1915, la Librairie de l'estampe publie l'album d'Émile Tap Les Atrocités allemandes en France et en Belgique, constitué de quatorze planches. À partir de 1918, il devient l'un des plus importants collaborateurs de l'hebdomadaire de droite Aux Écoutes. Dans le même temps, il livre régulièrement des dessins au quotidien L'Humanité devenu l' « organe central du Parti communiste » en 1923.
Le fait qu’Émile Tap collabore à deux publications radicalement opposées politiquement parlant peut surprendre. La Conférence de Londres lui inspire plusieurs compositions pour les deux journaux, ce qui permet d'observer le traitement de cette réunion internationale par les deux bords de l'échiquier politique, toutes deux en désaccord avec le Cartel des gauches.
Orienté principalement vers la politique intérieure et l'URSS, le quotidien L'Humanité se penche peu sur la Conférence. Néanmoins, le 1er août, il publie un dessin d’Émile Tap faisant référence aux pourparlers intitulé « Vampire ».
Le « vampire », c'est ici le capitalisme, symbolisé par un homme ventru s'approchant de la tombe du Soldat inconnu sous l'Arc de Triomphe. Au cours de la Conférence, les grandes banques internationales sont effectivement présentes dans les discussions et imposent leurs conditions pour le déblocage des prêts nécessaires à la relance de l'économie allemande. En rediscutant certaines clauses du Traité de Versailles, ce capitalisme, à la manœuvre à Londres, oublierait le sacrifice du Soldat inconnu :
« Son travail... son sang... sa vie... et maintenant sa charogne ».
Traditionnellement nationaliste et antigermanique, la rédaction d’Aux Écoutes est, quant à elle, particulièrement intéressée par la Conférence. Dans cette publication de droite, ce n'est pas le capitalisme qui est dénoncé, mais l'attitude de l'Angleterre et des États-Unis vis-à-vis de la France :
La belle Marianne, un jeune olivier symbole de paix à ses côtés, observe à sa fenêtre John Bull et l'Oncle Sam. Pendant que l'un tend la main pour lui réclamer de l'argent, l'autre s'apprête à l' « enfariner ». Dans les faits, les Britanniques, les Américains ainsi que les banquiers s'emploient à convaincre le dirigeant français à revoir à la baisse ses exigences à l'encontre de l'Allemagne. Les négociations sont âpres, notamment autour de la question de l'évacuation de la Ruhr.
Édouard Herriot est soumis à d'intenses pressions mais il sait que l'opinion publique française n'acceptera pas un départ trop rapide de ses troupes. L'arrivée de la délégation allemande à Londres, le 5 août, complique encore un peu plus la position du chef du gouvernement français.
Le 16 août, la Conférence s'achève par la signature du plan proposé, quelques mois auparavant, par un comité d'experts sous l'autorité de l'intendant général américain Charles Dawes. Le plan Dawes, qui doit entrer en vigueur le 1er septembre 1924 pour une durée de cinq ans, prévoit que l'Allemagne continuera à verser des réparations, sans toutefois compromettre son équilibre financier – ces mesures visant à éviter un retour de l'inflation sont mises en place. L'Allemagne bénéficie également d'un prêt de 800 millions de marks-or de la part de banques américaines et anglaises. De son côté, la France doit se retirer de la Ruhr dans l'année.
Dès le lendemain de la Conférence, plusieurs interprétations s'opposent. Pour la droite, le bilan est négatif : le plan Dawes étant, selon elle, trop favorable à l'Allemagne. Émile Tap reprend alors les deux thèmes qu'il avait déjà développés : l'entente anglo-américaine contre les intérêts français et le non-respect de la mémoire des plus d’un million trois cent mille soldats français morts pour leur patrie au cours de la Grande Guerre :
Sur le côté gauche, John Bull et l'Oncle Sam accueillent chaleureusement le négociateur allemand, venu avec de lourdes « prétentions » sous le bras et une épée sous le manteau... À droite, deux soldats morts saluent Marianne et, dépités, lui demandent :
« Alors nous sommes morts pour rien ? »
Outre le fait que le plan Dawes irait à l'encontre de la mémoire des morts, il serait également contraire aux intérêts du travailleur allemand ; c’est ce qu’Émile Tap suggère dans un dessin pour L'Huma :
« - Allons, Fritz, la guerre capitaliste a épargné ta peau, elle n'épargnera pas ta sueur et ta misère. »
Tel un boulet, le traité de Londres va ainsi devoir être supporté durant de longues années par les ouvriers allemands ayant survécu à la Première Guerre mondiale.
Pour les partis de gauche proches du gouvernement, Édouard Herriot est celui qui a « sauvé la paix ». Pour la droite, au contraire, le président du Conseil a fragilisé la sécurité du pays et s'est révélé incapable de tenir ses engagements. Alors qu'au cours de sa déclaration ministérielle du 17 juin 1924, il avait affirmé que l'évacuation de la Ruhr ne se ferait que si l'Allemagne apportait des garanties, on le voit revenir de Londres avec ses mallettes « Gages » et « Réparations » complètement vides :
« - Acclamez-moi mes amis, criez : "Vive Herriot !", car je ne rapporte rien, rien, rien ! »
On le voit, la presse de droite s'inquiète du respect de ce nouvel accord par l'Allemagne. Émile Tap craint que « le sort réservé au plan Dawes » par Germania ne soit identique à ceux des précédents traités de Francfort (1871) et de Versailles (1919), c'est-à-dire celui de « chiffons de papier » destinés aux latrines... :
Durant l'été 1924, Émile Tap réussit donc à commenter la Conférence de Londres à la fois pour un hebdomadaire nationaliste et pour un quotidien communiste, en adaptant son propos pour qu'il soit en adéquation avec l'opinion de chaque journal – et surtout, sans se contredire. Dans L'Humanité, le responsable de tous les maux, c'est le capitalisme, toujours avide de nouveaux profits. Et dans les Unes d’Aux Écoutes, ce sont les gouvernants, incapables de respecter le passé comme de préserver l'avenir.
La victime reste donc ici la même : le peuple, qui s'est sacrifié en 1914-1918 et dont les souffrances vont perdurer pour pouvoir satisfaire aux exigences financières du plan Dawes.
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Pour en savoir plus :
Jean-Yves Le Naour, 1922-1929. Les années folles ?, Paris, Perrin, 2022
Pauline Piettre, « La presse française et la politique extérieure du Cartel des gauches (1924-1926) : espoirs et méfiances d'une opinion attentive », in : Tranversalités, 2011, n°119, p. 139-155