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En pleine Première Guerre mondiale, le porteur d’un chèque émis par une banque allemande est intercepté, occasionnant l'interdiction du journal socialiste satirique Le Bonnet rouge. L’affaire prend un virage inattendu avec la mort suspecte, en prison, de son directeur.
En novembre 1913, Eugène Vigo, alias Miguel Almereyda, et Eugène Merle, anciens anarchistes devenus socialistes, journalistes à La Guerre sociale, fondent un nouvel hebdomadaire satirique : Le Bonnet rouge.
Proche de Joseph Caillaux, radical-socialiste et ministre des finances du gouvernement Doumergue, le journal défend à son lancement des positions pacifistes avec humour et acidité.
« Le premier numéro du Bonnet Rouge a vu le jour samedi 22 novembre. Comme nous l’avaient promis ses fondateurs, il est aussi divers que piquant.
C'est Mme Séverine qui est la marraine du nouveau-né et qui le présente au public. Après elle, dessinateurs, littérateurs, journalistes ont accumulé les notes mordantes et pittoresques. (…)
Rien n’est sacré pour les rédacteurs du Bonnet Rouge et ils prouvent que leur verve ne connaîtra pas d’amis. Tout le monde ne lira pas ce premier numéro avec le sourire : trop de flèches porteront et il est des réputations qui risquent de n’y pas résister. »
En mars 1914, le journal se transforme en quotidien du soir et annonce son intention de s’investir dans les prochaines campagnes électorales.
« Le Bonnet rouge, hebdomadaire satirique illustré, annonce sa transformation en quotidien du soir.
Nous pouvons indiquer dès maintenant que, sans être officiellement attaché à aucun parti ni à un groupe déterminé, notre confrère compte faire une politique d'union républicaine et prendre, en soutenant les candidats de gauche, une part des plus actives à la campagne électorale qui va s'ouvrir. Le premier numéro du Bonnet rouge, quotidien du soir, paraîtra le 23 mars. »
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De fait, le journal soutient Louis-Jean Malvy, ministre de l’intérieur ainsi que Joseph Caillaux, publiant des articles en faveur de la femme de celui-ci lorsqu’elle est accusée du meurtre de Gaston Calmette, directeur du Figaro.
Ce soutien vaut au Bonnet Rouge des subventions secrètes et conséquentes venant de la place Beauvau jusqu’en 1916 – date à laquelle Miguel Almereyda s’oppose, dans le contexte de la Première Guerre mondiale, à la politique jusqu’au-boutiste du gouvernement. Les fonds sont alors coupés et le rédacteur en chef doit se tourner vers des ressources privées. Ce sont des financiers qui sauvent le journal et un certain Emile Duval en devient l’administrateur.
Début juillet 1917 éclate alors l’ « affaire du Bonnet rouge » : Emile Duval est arrêté à la frontière suisse en possession d’un chèque de 150 000 francs en provenance d’une banque allemande.
« Le chèque trouvé sur M. Emile Duval, administrateur du Bonnet Rouge, avait été émis par la Banque fédérale suisse sur une banque parisienne et était payable au nom de l'administrateur du Bonnet Rouge.
Le chèque fut momentanément retenu par le commissaire spécial de Bellegarde. Avant la guerre, M. Duval était secrétaire d'une société dite « Société immobilière des bains de mer de San-Stefano », station hivernale turque, sur les bords de la mer de Marmara, aux environs de Constantinople.
Cette société comptait des actionnaires français, allemands, turcs et suisses. Le principal actionnaire en était le banquier allemand, Marx de Mannheim. »
Comme en témoigne L'Intransigeant, la censure empêche les journaux d’enquêter sur cette affaire, les laissant simplement reprendre les dépêches officielles.
« L’agence radio a communiqué ce matin aux journaux la note suivante : “le gouvernement militaire de Paris a suspendu jusqu’à nouvel ordre la publication du Bonnet rouge.”
Notre confrère Le Figaro fait remarquer que la suspension n’est pas prononcée cette fois par la censure, mais directement par le gouvernement militaire de Paris. Le Petit Parisien annonçait hier :
“M. Drioux, juge d’instruction, a recueilli hier le témoignage de M. Almereyda, directeur du Bonnet rouge, au sujet de la saisie, à la frontière, d’un chèque important sur un de ses collaborateurs, qui fut arrêté et ramené à Paris. La déposition du directeur du bonnet rouge a été fort longue.”
[13 lignes censurées] »
Un an avant la fin des combats sur le front ouest, ce chèque et sa provenance allemande provoquent scandale et inquiétude. Duval est immédiatement arrêté sous l’inculpation de « commerce avec l’ennemi ». Le Bonnet rouge est quant à lui suspendu tandis qu’Almereyda est entendu longuement par la police après perquisition du domicile et du bureau de Duval.
Almereyda proteste de son innocence auprès du président du Syndicat de la presse parisienne.
« Il me semble que la suspension du Bonnet Rouge ne pouvait être décidée qu'autant que j'avais une part dans les actions délictueuses de M. Duval.
Or, je ne suis, ni de près, ni de loin, mêlé à cette affaire. Et cela est si vrai qu'aucune instruction n'est ouverte contre moi ou le Bonnet Rouge, et que M. le juge d'instruction Drioux a seulement perquisitionné dans les meubles appartenant en propre à M. Duval.
La mesure qui me frappe est un coup de force que rien ne justifie et contre lequel je vous prie de me défendre, vous mon défenseur naturel. »
Mais le 6 aout, Miguel Almereyda est arrêté à son tour.
« Duval et Almereyda étaient depuis longtemps étroitement surveillés par les services de la police. Un dossier avait été constitué par les soins des ministres de l'Intérieur et de la Guerre, et ce dernier, sur la demande du président du Conseil, saisissait le ministre de la Justice le 1er juillet dernier. (…)
La justice ayant, en continuant son information, jugé nécessaire des perquisitions nouvelles, celles-ci furent opérées lundi dans divers lieux.
À la suite de ces opérations judiciaires, un mandat d'amener fut délivré par M. Drioux, juge d'instruction, contre Almereyda. […] Conduit directement quai des Orfèvres, le directeur du Bonnet Rouge attendit durant quelques minutes dans le bureau de M. Darru et fut ensuite écroué dans une des geôles de la police judiciaire.
Hier matin M. Almereyda était conduit au Palais et introduit dans le cabinet de M Drioux, qui lui fit connaitre les faits précis qui avaient motivé son arrestation. L'inculpé, accompagné de M. Darru et de quelques inspecteurs, fut amené dans les bureaux du Bonnet Rouge, où, en sa présence, le commissaire et les inspecteurs continuèrent les perquisitions commencées la veille. »
Incarcéré à Fresnes, Miguel Almereyda demande plusieurs fois à pouvoir bénéficier d’une remise en liberté provisoire, demande motivée par son très mauvais état de santé (un délabrement physique général, vraisemblablement augmenté par une addiction à la morphine). Malgré ses demandes, il reste emprisonné. Le 11 août, son état se dégrade et il est transféré à l’infirmerie pour une péritonite.
Le 14 août, la presse annonce sa mort.
« On annonce qu'Almereyda, directeur du Bonnet rouge, est mort hier, vers midi, à l'infirmerie de la prison de Fresnes, où, comme on le sait, il avait été incarcéré. C'est là un épilogue inattendu de la fameuse affaire du chèque, que connaissent nos lecteurs. […].
Renseignements pris, on nous informe officiellement qu'Almereyda était tuberculeux. Le bruit court aussi qu'il était morphinomane et que sa fin aurait été hâtée par la privation brutale de ce toxique.
Le parquet de la Seine a désigné deux médecins légistes chargés de pratiquer l'autopsie, afin de déterminer les causes du décès. Il serait dû à une hémoptysie. »
Les premières informations parlent d’hémoptysie, ou vomissements de sang, ce qui concorde avec son état de santé manifeste. Mais bientôt d’autres versions voient le jour. Dans le Petit Parisien, l’expert qui a examiné le cadavre est formel : il s’agit d’un suicide.
« Les circonstances qui entourent la mort d'Almereyda ne laissent plus place à aucun doute pour le docteur Dervieux, un des experts qui procéda à l’autopsie.
“Dès le premier examen, nous dit le praticien, je constatai sur le cou du cadavre un sillon qui, joint aux autres indices, indiquait nettement qu’il y avait eu strangulation à l'aide d'un cordon.
D'accord avec mes collègues, je décidai de saisir d'urgence le garde des Sceaux et M. Philippon, substitut du procureur de la République, qui, comme bien vous le pensez, ne manquèrent pas de marquer un vif étonnement. C'est alors que M. Viviani ordonna de procéder tout de suite à toutes opérations nécessaires et, dès le lendemain, en même temps que le parquet faisait diligence en ce qui le concerne, l'autopsie était pratiquée.
Ma conviction est formelle : Almereyda s'est tué, le suicide est évident.” »
Miguel Almereyda se serait ainsi pendu avec un lacet attaché à son lit en se jetant brusquement sur le côté, après une première tentative échouée la veille.
Cependant, cette mort est également suspecte aux yeux de beaucoup de monde, à commencer par sa femme, Emilie Clairo-Almereyda, qui proteste tout d’abord contre l’inhumation immédiate de son mari dont elle exige de pouvoir récupérer le corps. Elle demande également qui a bien pu fournir une seringue et de l’héroïne à son mari incarcéré.
« L’instruction va faire rechercher qui a pu placer dans le pot de confitures, qui fut remis à Almereyda après une de ses tentatives de suicide, l'ampoule et la seringue.
L'ampoule devait vraisemblablement renfermer de l’“éroïne” [sic] pour injection ; mais comme on pourrait soulever des objections quant au contenu, et notamment supposer qu'il y avait du poison, l'ampoule et la seringue vont être examinées.
La demande en nouvelle autopsie n'était pas encore parvenue, hier, au Parquet. »
L’avocat de la partie civile, Paul Morel, soulève d’autres questions, notamment sur la disparition du rapport de médecine légale.
« Quant à M. Paul Morel, il s'est plaint de ce que plus de deux heures de recherches n'ont pas permis au juge Drioux de lui donner communication du rapport des médecins experts. Ce document avait disparu. Le retrouvera-t-on jamais ?
M. Drioux doit entendre, à nouveau, les gardiens de prison révoqués en présence des médecins légistes. Les gardiens se sont obstinés à soutenir que Miguel Almereyda aurait succombé à une mort naturelle, le 14 août, au matin. Ils ignorent absolument la strangulation et les lacets libérateurs. Ils maintiennent que le moribond leur a demandé le pot de confiture et le raisin. Quant au sillon relevé par les médecins sur le cou du défunt, ils ne peuvent se l'expliquer que par la tentative de suicide de la veille.
Ce sont toutes ces singularités et ces obscurités que le magistrat instructeur va s'efforcer d'élucider. Y parviendra-t-il ? »
Les incohérences sont légion dans les témoignages, que ce soit celui du surveillant Hénin ou celui du détenu infirmier Bernard, qu’Emilie Clairo-Almereyda désigne par ailleurs comme coupable du meurtre de son mari.
« Et l'avocat conclut […] que les faits rapportés par Bernard se placent à la date du mardi, quoiqu'il le dissimule. Il poursuit :
“Ce procédé de transposition des faits d'un jour à l'autre est le procédé facile et sûr par lequel on les a embrouillés pour produire l'inextricable, on l'espérait, du moins. On voit certains témoins placer le lundi les faits du mardi, vous en verrez d'autres placer le mardi les faits du lundi.” »
La mort de Miguel Almereyda continue à faire les titres de Une pendant plusieurs semaines, sa veuve demandant inlassablement des comptes aux institutions. De nombreux éléments troublants émaillent cette mort : la disposition du lit dans la cellule, le pot de confiture, la seringue et l’ampoule, un porte-manteau auquel aurait été attachés les lacets (et non au lit comme affirmé dans le rapport), les témoignages pour le moins confus des gardiens, la disparition de certains documents… Mais la justice conclut définitivement à un suicide.
Toute sa vie, le fils d’Almereyda, le réalisateur Jean Vigo, cherchera à connaître la vérité.
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Pour en savoir plus :
Miguel Almereyda, fiche sur le Maîtron en ligne
Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), L’Insomniaque/Libertalia, 2014