« Les amis des Poldèves » : histoire d’un canular d’extrême droite
En mars 1929, Alain Mellet, journaliste du quotidien royaliste L’Action française, écrit sous une fausse identité à de nombreux parlementaires républicains pour leur demander de soutenir la lutte du « peuple poldève ». Plusieurs députés se feront piéger par ce canular.
Le 13 avril 1929, les lecteurs de L’Action française, l’« organe du nationalisme intégral » dirigé par Léon Daudet et Charles Maurras, découvrent la première partie d’une surprenante histoire. Il s’agit du premier de quatre articles narrant les aventures des représentants du « Comité de Défense Poldève ».
Ces derniers envoient des lettres aux parlementaires français dans l’espoir d’obtenir leur soutien pour la cause d’un peuple opprimé. Le texte de la première lettre décrit la situation préoccupante dans laquelle se trouvent les habitants de la Poldévie :
« En plein vingtième siècle de lumières et de Droits, près de cent mille infortunés Poldèves, esclaves modernes, halètent sous le joug de quelques dizaines de grands propriétaires terriens.
Femmes, vieillards, enfants (parce que les hommes travaillent dans les usines et dans les entreprises agricoles d’autres pays) mènent une vie misérable de bêtes. Aucun secours pour eux si la délivrance ne vient pas de la conscience mondiale que nous venons chercher dans votre cœur. […]
Donc, honoré Monsieur le Député, nous venons dire : Aidez-nous ! Nous ne demandons pas le plus petit secours en argent, mais seulement votre éminent appui moral par une lettre pour notre dossier que nous voulons présenter le mois prochain à la 3e sous-commission de la Commission des Droits des Minorités de la Société des Nations. »
La lettre, signée Lyneczi Stanthoff et Lamidaeff (lire : L’inexistant-hoff et L’ami d’A. F., pour « Action française ») est envoyée à plusieurs députés républicains qui avaient, pour la plupart, voté contre la création de congrégations missionnaires, soutenues par le parti maurassien.
Il s’agit en réalité d’une invention de toute pièce : les Poldèves « croisement de race entre Moldaves, Polonais et Slovènes », n’existent pas, pas plus que la Poldévie. Et pourtant, le canular orchestré par le journaliste Alain Mellet fonctionne. Pendant quatre jours, les lecteurs de L’Action française vont trouver, dans les colonnes du quotidien, de chaleureuses lettres de soutien envoyées par des députés bien attentionnés, mais inattentifs.
Une première par Pierre Cazals, député radical-socialiste de l’Ariège et que l’article suggère de nommer Président du groupe des Amis des Poldèves à l’Assemblée, est rapidement rejointe par celles de Camille Planche, Armand Chouffet et Charles Boutet. « Mon cœur saigne à la pensée que des hommes qui devraient être libres et heureux sont courbés sous le joug des hobereaux et souffrent dans leur être physique et dans leur être moral » déplore ce dernier, député SFIO des Ardennes.
Fort content de ce premier succès, Alain Mellet fait avancer l’histoire de ses personnages Stanthoff et Lamidaeff. Le 4 avril, il envoie une seconde lettre aux députés, écrite en un français volontairement approximatif et toujours signée par les deux membres de Comité de la Défense Poldève, pour faire part de la situation urgente dans leur pays :
« Les événements ont marché ! marché ! La révolte s’est faite dans deux districts déjà. Alors, pour reprézailles [sic], la Bourse du Travail de Tcherchella [lire : cherchez-là – NDLR] a été incendiée par des sanguinaires comme les fascistes d’Italie. Un cent de nos pauvres frères esclaves ont vu la mort, transpercés par la soldatesque des grands bourreaux propriétaires terriens.
Il y a des filles qui ont connu la violation ! Et tout cela sans jugement ! Sans jugement ! En France, quel est l’agence de nouvelles qui a dit les choses ? La France du refuge des proscrits paraît sous le joug méchant du parti de réaction.
Notre peuple n’est pourtant pas un inconnu de la grande France de jadis ! Rappelez-vous des lettres de Voltaire à Constance Napuska… »
Aucun de ces événements n’est réel, pas plus que la correspondance de Voltaire ; néanmoins six autres députés tombent dans le piège et envoient des lettres pour manifester leur solidarité à l’égard du peuple poldève.
Au fil des quatre articles dans lesquels il raconte fièrement son canular, Alain Mellet donne à ses personnages un rôle à part entière. Toutes les lettres qui lui sont envoyées, reproduites intégralement dans les pages de L’Action française, sont recueillies par Stanhoff, dont l’état de santé s’aggrave supposément au fur et à mesure qu’il reçoit les témoignages de la dévotion avec laquelle les parlementaires soutiennent sa cause, explique le journaliste et improvisé romancier.
Aussi, alors qu’il lit la réponse de Paul Courrent, député de Lot-et-Garonne, « Lyneczi Stanhoff ressenti [sic] une émotion qui devait aggraver son état cardiaque ». La lettre est en effet particulièrement empathique :
« Messieurs,
L’exposé des souffrances qu’endure la nation poldève ne saurait laisser un homme de cœur indifférent.
Nombreux, je l’espère, sont ceux qui protestent, avec vous, contre les injustices et les iniquités qui s’abattent sur vos frères malheureux.
Permettez-moi de me joindre à ces protestations, et de souhaiter que le jour viendra où le droit des faibles et des opprimés sera, enfin, respecté.
Aux Poldèves, injustement victimes d’une oppression qui n’est plus de ce siècle, et à votre Comité de défense, j’adresse l’expression de ma vive sympathie. »
Le 16 avril, Alain Mellet fait mourir son personnage Lyneczi Stanthoff, aux côtés de son collègue Lamidaeff. C’est la fin du canular, qui aura piégé dix députés. En ciblant des représentants à la Chambre pour son canular, le militant de l’Action française explique qu’il a voulu « montrer l’ignorance et, surtout la légèreté de certains représentants du peuple » et soutenir par-là la « monarchie antiparlementaire ».
Les références mobilisées par Mellet pour ridiculiser les députés – de Voltaire à la Société des Nations, en passant par Musset – traduisent effectivement sa proximité avec l’idéologie réactionnaire et antimoderne de l’Action française.
La démarche de Mellet est ouvertement inspirée par un autre canular qui avait ciblé des politiciens radicaux en 1913. C’est en effet Hegésippe Simon – « éducateur de la démocratie » inventé de toutes pièces par un journaliste de L’Éclaire pour ridiculiser ses victimes – qui lui aurait soufflé le texte de ses lettres.
Dans la presse conservatrice, le canular donne l’occasion aux commentateurs politiques de railler la crédulité des députés pris au piège. Dans le Journal des Débats, le romancier René La Bruyère en conclut qu’il y a, chez les députés d’extrême gauche, « une proportion de simples ou d’ignorants supérieure à la moyenne ».
« Fallait-il cette expérience pour que nous fussions portés à le croire ? » lui répond le journaliste Ludovic Nadeau dans une tribune publiée dans Le Petit Marseillais et reprise dans publiée dans plusieurs journaux.
Le Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, visiblement partisan des congrégations missionnaires, publie quant à lui un poème moqueur :
« Ce n’est qu’un grand peuple lunaire,
Les Poldèves n’existent point :
Mais elle existe, elle, et va loin
La sottise parlementaire.[…] Parlez-leur de nos missionnaires,
À ces champions des opprimés,
Vous ne les verrez enflammés
Que pour être leurs tortionnaires.Mais s’ils veulent faire à tout prix
Quelque chose pour les Poldèves,
Qu’ils se mettent d’abord en grève,
Ils rallieront tout le pays. »
L’histoire des Poldèves refera régulièrement surface pendant les années 1930 dans la presse d’extrême droite. Ce sera notamment le cas à la veille de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la France et l’Angleterre affirmeront leur soutien à la Pologne contre une éventuelle attaque allemande. La presse d’extrême droite, peu inquiétée par l’expansionnisme hitlérien, accusera alors la gauche de vouloir « protéger les Poldèves ».
Dans sa célèbre tribune « Mourir pour Dantzig », Marcel Déat, futur collaborationniste et ministre de Vichy, affirmera par exemple que « les Français n’ont aucune envie de “mourir pour les Poldèves” ». « Si les Poldèves sont attaqués, la France fera son devoir », claironnera de son côté le journal antisémite de sinistre mémoire, Je Suis Partout.
Plus tard, rentrés dans le langage courant, les noms Poldèves et Poldévie (voire Poldavie) seront souvent utilisés dans la littérature, notamment chez Hergé, Marcel Aymé, Raymond Queneau ou Jacques Roubaud.
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Pour en savoir plus :
Philippe Di Folco, Histoires d'imposteurs, Éditions Vuibert, 2012