« Le Rire », journal satirique le plus populaire de la Belle Époque
Toulouse-Lautrec, Vallotton, Steinlen, Léandre, Forain, Rabier... Les meilleurs dessinateurs ont tous publié dans la revue hebdomadaire Le Rire, journal humoristique qui connut un immense succès au tournant du XXe siècle.
Les caricaturistes les plus réputés de la Belle Époque se sont tous pressés pour y publier leurs dessins. C’est le 10 novembre 1894 que paraît le premier numéro du Rire : fondé par Félix Juven, cet hebdomadaire parisien compte alors 12 pages et est vendu 15 centimes. La direction en est confiée à Arsène Alexandre, à l’origine critique d’art.
Doté d’une couverture mettant en avant un dessin en pleine page et en couleur, Le Rire va rapidement rencontrer un immense succès, dépassant régulièrement les 300 000 exemplaires vendus.
Un succès que l’hebdomadaire, s’autoproclamant « premier journal humouristique français vraiment artistique et vraiment bon marché à la fois » doit avant tout à la qualité de ses dessins d’humour. Un humour pas toujours accessible au lecteur contemporain, mêlant comique d’observation, comique absurde ou comique de mœurs, dans un genre tour à tour grinçant ou potache, proche de l’esprit vaudevillesque qui triomphe alors dans les théâtres.
S’il prend régulièrement pour cible le « bourgeois » ou le gouvernement, Le Rire est cependant beaucoup moins subversif, par exemple, que L’Assiette au beurre (revue créée en 1901), avec qui il partage de nombreux collaborateurs. Il offre en tout cas un échantillon particulièrement représentatif de ce qui faisait rire une bonne partie du public au tournant du XXe siècle.
Parmi les collaborateurs du journal dans ses premières années, on retrouve Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), qui croque dans les pages du Rire les célébrités parisiennes de l’époque (par exemple la danseuse Polaire), mais aussi des instantanés de la vie nocturne de la capitale, scènes de cabaret, de chambre ou de bordel.
Le 28 mars 1896, il représente ainsi le clown Chocolat dansant dans un bar :
Autre dessinateur prestigieux publiant dans Le Rire, Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923), le créateur de l’affiche du Chat Noir. Habitué comme son ami Toulouse-Lautrec des bars de Montmartre et grand peintre des déclassés, Steinlen dépeint lui aussi le monde de la nuit parisien, qu’il évoque avec une pointe d’humour parfois cruel. Comme dans cette Une du 11 janvier 1896, qui met en scène un client du Moulin de la Galette se voyant refuser une valse par une jeune femme :
On retrouve aussi dès les débuts du Rire plusieurs scènes urbaines d’un artiste appelé à devenir célèbre, Félix Vallotton (1865-1925), peintre, graveur et illustrateur d’origine suisse ayant rejoint le mouvement nabi en 1893.
Plutôt que l’effet comique, Vallotton cherche dans ses productions pour Le Rire à retranscrire une ambiance, une effervescence typiquement parisienne. Ainsi dans ce dessin paru en Une le 8 janvier 1898, qui semble concentrer toutes les classes sociales, tous les métiers qui se côtoyaient alors dans les rues de la capitale :
Benjamin Rabier (1864-1939) deviendra fameux grâce à ses dessins pour la marque La Vache qui rit, mais aussi pour son personnage de Gédéon le canard, héros d’une bande dessinée très populaire des années 1920. Dans les années 1890, il est déjà un illustrateur talentueux : ses productions pour Le Rire sont souvent des scènes de genre, comme dans cette variation sur un thème déjà bien usité à l’époque, celui de l’artiste pauvre (Une du 27 novembre 1897).
Dans les pages du Rire, on croise aussi des bandes dessinées. Un genre dont on attribue en général l’invention au Suisse Rodolphe Töpffer dans les années 1820, et qui est alors en train de développer une grammaire comique qui lui est propre. Exemple avec cette superbe bande en couleur de 1897 signée Maurice Radiguet (1866-1941), mettant en scène l’irruption d’une comète sur la Terre :
Puisant ses thèmes dans l’actualité, Le Rire épingle régulièrement les dernières tendances de la bonne société. En décembre 1894, il raille par exemple la mode du vélo avec ce dessin de Lucien Métivet (1863-1932), dessinateur et affichiste dont on retrouve fréquemment la signature dans l’hebdomadaire.
Fait moins glorieux, Le Rire n’hésita pas, pendant l’Affaire Dreyfus, à faire paraître plusieurs dessins antisémites. Le dessinateur Charles Léandre (1862-1934), qui à l’instar de son maître André Gill excellait dans les portraits satiriques de personnalités comme Zola, Rodin ou la reine Victoria, est l’auteur de la caricature antijuive qui fut publiée en Une de la revue le 16 avril 1898 :
La revue se faisait ainsi l’écho d’un antisémitisme ambiant, que l’affaire Dreyfus avait déchaîné. Cherchant par là à gonfler ses ventes, Le Rire se voulait pourtant « politiquement neutre » et réunissait des personnalités de sensibilités hétéroclites : y cohabitaient des antidreyfusards comme Willette, Caran d’Ache, Forain ou Léandre, et des socialistes ou anarchistes comme Jossot, Vallotton ou Steinlen.
Jean-Louis Forain (1852-1931), célèbre illustrateur qui fréquenta Rimbaud, Verlaine ou Degas, commentera lui aussi « l’Affaire », mais de façon plus neutre, avec ce dessin caustique représentant un couple quittant une soirée en disant : « Encore une maison où nous ne dînerons plus ».
Passée à 16 pages en octobre 1899, la revue aura une durée de vie exceptionnelle, puisqu’elle perdurera jusqu’en 1971. Au fil des décennies, elle accueillera des artistes aussi divers que Juan Gris, Theodore van Elsen, Alfred Robida, Sem et même le jeune Marcel Duchamp, qui s’essaya dans les pages du Rire au genre difficile du calembour.
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Pour en savoir plus :
Laurent Bihl, « Audaces fortuna Juven » : Les rires du Rire (1894-1914). Propositions et hypothèses sur la réception publique d’un périodique fin-de-siècle, 2017, à lire sur fabula.org
Paolo Paissa, Rires d’autrefois: le journal humoristique « Le Rire » en 1895, in Publifarum n° 6, 2007
Bertrand Tillier, Caricaturesque, la caricature en France, toute une histoire, La Martinière, 2016