Louis-Philippe en Barbe-Bleue, métaphore de la Monarchie de Juillet
Après avoir été caricaturé en poire, en Gargantua ou encore en Harpagon, le « roi des Français » Louis-Philippe, cible privilégiée des dessinateurs de presse, devient, sous le crayon de Grandville, l’ultime grand méchant : Barbe-Bleue.
Rendu célèbre par ses Métamorphoses du jour, suite de soixante-treize lithographies parues entre 1828 et 1830, Jean Ignace Gérard Grandville (1803-1847) est l'un des principaux collaborateurs de La Caricature.
Fondé le 4 novembre 1830 par Charles Philipon, cet hebdomadaire satirique républicain composé de quatre pages de textes et de deux planches de dessins multiplie les attaques contre le régime de Louis-Philippe. Grandville, qui a participé aux journées révolutionnaires de juillet 1830, est un républicain convaincu. Son travail au sein de la revue est largement consacré à la question des libertés, notamment à celle de la presse.
J.J. Grandville, La chasse à la Liberté, La Caricature, 1er novembre 1832
Malgré leur complexité, les réalisations de Grandville sont particulièrement appréciées par les lecteurs de La Caricature. Dans le numéro du 12 avril 1832, V. Cholet lui consacre ainsi un « Épître » :
« Joyeux frondeur, observateur heureux,
Et sur nos gouvernans, étendant ton domaine,
Tu frappes leurs méfaits de stygmates honteux.
Fouette, fouette, Grandville,
Sangle ferme les sots,
Partout où tu les vois, à la cour, à la ville.
Marque-les tous au front d'une encre indélébile,
Et rapetisse encore nos grands hommes-marmots. [...]
Poursuis par la satire un système incapable,
Tu fais, en les frappant, une bonne action ;
Peins-nous à traits hardis leur hideuse figure.
Va ! Le peuple qui rit t'a déjà couronné ;
Il est un nom que je t'aurais donné,
Celui de Roi de la caricature ;
Mais aujourd'hui ce nom est par trop profané ! »
Faire rire n'est pas le but premier de Grandville. À travers son travail, il cherche surtout à dénoncer les abus de la Monarchie de Juillet. Pour cela, il utilise régulièrement des métaphores qui lui permettent de faire passer ses messages tout en évitant la censure.
La lithographie publiée dans La Caricature du 11 avril 1833 est une parodie du célèbre conte de Charles Perrault paru en 1697, Barbe-Bleue. Au centre de la composition, un homme, une dague à la main droite, s'apprête à tuer une jeune femme ligotée, au sol. Même si le visage du personnage principal n'est pas visible, les lecteurs de l'hebdomadaire satirique reconnaissent facilement la stature, la houppette, les favoris et les vêtements de Louis-Philippe. Le souverain ayant interdit la représentation de son visage, Grandville, comme les autres dessinateurs, est contraint de le montrer de dos.
Afin que son assimilation du « roi des Français » à Barbe-Bleue soit la plus réaliste possible, l'artiste travaille tous les détails de la scène. Ainsi, les principaux éléments du conte sont visibles : les personnages sont placés dans un décor de château médiéval, dans l'ombre d'une pièce dont la porte est ouverte ; des cadavres de femmes gisent sur le sol, d'autres sont attachés à des chaînes ; une sentinelle, telle sœur Anne, est postée au balcon et deux cavaliers se présentent devant le château. Avec talent, Grandville détourne chacun des marqueurs du conte pour renvoyer au régime de Louis-Philippe et le critiquer.
Le titre de l’œuvre de Charles Perrault, Barbe-Bleue, devient donc « Barbe bleue, blanche et rouge » pour faire référence au drapeau tricolore adopté par le roi en 1830. Seule partie colorée du dessin, la barbe de Louis-Philippe est en rouge et non en bleue pour dénoncer ses « crimes » symbolisés par les femmes assassinées :
Le caricaturiste accuse le souverain d'avoir tué la Liberté car une des victimes porte un bonnet phrygien.
Au-dessus de la porte, Grandville a imaginé une frise avec différents motifs emblématiques de Louis-Philippe et de sa politique : une tête de mort, des poires devenues symboles du roi depuis le célèbre dessin de Philipon en 1831, une lyre et le ciseau de la censure.
La prisonnière que Louis-Philippe/Barbe-Bleue tient par les cheveux incarne la Constitution ainsi que la Loi – comme l'indiquent les papiers placés à côté d'elle. Pour que le lecteur comprenne bien le message de cette caricature, Philipon précise dans son commentaire des planches du numéro que ce « dessin représente le Juste-Milieu s'apprêtant à égorger la constitution, ou, si l'on veut, cette légalité actuelle qui le tue, à ce qu'il dit ». L'expression « Juste-Milieu » renvoie directement à Louis-Philippe et à sa politique suivant le discours prononcé par le roi le 31 janvier 1831 :
« Nous cherchons à nous tenir dans un juste milieu également éloigné des excès du pouvoir populaire et des abus du pouvoir royal. »
Les propos récents du souverain rapportés par Philipon ainsi que les mesures prises par le gouvernement inquiètent les républicains mais, plus largement, tous les partisans d'un pouvoir respectueux des acquis de 1830. Ils craignent que Louis-Philippe ne se détourne de ses engagements et ne se conforme plus à la Charte constitutionnelle. En plaçant le roi en pleine lumière, Grandville veut montrer que le crime qu'il s'apprête à commettre se fait au vu et au su de tous.
Comme dans le conte de Charles Perrault, la jeune femme dessinée par Grandville demande à sa sœur de surveiller l'horizon. Pour le caricaturiste, la sœur de la Constitution n'est autre que la presse. Dans la légende, les propos du conte sont repris – « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Je ne vois rien que le Soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie » – mais ils sont détournés pour renvoyer à la presse ainsi qu'aux événements de 1830 et à leurs morts :
« La presse, ma sœur, ne vois-tu rien venir ? Je ne vois que le soleil de Juillet qui poudroie et l'herbe des tombeaux qui verdoie. »
Au balcon, l'allégorie de la presse souffle dans une trompette et tient des exemplaires de La Tribune et du National :
Quotidien républicain fondé en 1829, La Tribune des départemens [sic], surnommée La Tribune, a joué un rôle majeur dans le déclenchement des Trois Glorieuses. De même, Le National, créé en janvier 1830 par Adolphe Thiers, Mignet et Armand Carrel, est un des journaux à l'origine de la révolution de Juillet. Dès le début du règne de Louis-Philippe, son opposition à Casimir Perier et sa proximité avec les républicains lui valent plusieurs poursuites et condamnations.
Pour Grandville, mais aussi pour Philipon qui est connu pour orienter les choix des dessinateurs de La Caricature et concevoir leurs légendes, le rôle de la presse dans la défense des acquis de la révolution de 1830 est essentiel. Les quelques titres de l'opposition toujours autorisés constituent un contre-pouvoir indispensable encore capable, le moment venu, de mobiliser le peuple contre un gouvernement autoritaire.
Après une seconde interrogation de la Constitution, la presse, comme Anne, annonce une nouvelle encourageante :
« Presse, ma sœur, ne vois-tu rien encore ? Je vois deux cavaliers qui viennent au galop, portant une bannière. »
Le dessinateur remplace les deux frères de l'héroïne de Barbe-Bleue par deux cavaliers portant un bonnet phrygien et tenant un drapeau sur lequel est inscrit le mot « République » :
À l'image de l'histoire de Charles Perrault, Grandville espère pour la France que les deux cavaliers (la République) sauront arriver à temps pour sauver la jeune femme (la Constitution) menacée par Barbe-Bleue (Louis-Philippe et son « Juste-Milieu »). Les lecteurs de La Caricature connaissent la fin de Barbe-Bleue et comprennent aisément le message du dessin.
Particulièrement féroce à l'encontre de Louis-Philippe assimilé à un tueur, cette lithographie tire sa force du soin apporté par Grandville pour faire correspondre chaque détail du conte à un événement récent, de sa beauté graphique mais aussi de la connivence qui existe entre le dessinateur et les amateurs de l'hebdomadaire satirique.
Même si La Caricature ne compte qu'un nombre restreint d'abonnés (un millier, en juin 1831) et qu'ils sont déjà opposés, dans leur grande majorité, à la politique de Louis-Philippe, l'impact négatif de cette réalisation de Grandville sur l'image du roi ne peut être sous-estimé.
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Pour en savoir plus :
ANTONETTI Guy, Louis-Philippe, Paris, Fayard, 1994
RENONCIAT Annie, La vie et l’œuvre de J.J. Grandville, Paris, ACR Édition-Vilo, 1985