« Les Hommes et les Femmes du jour » sous le crayon de Manuel Luque
Omniprésent dans la presse satirique du XIXe siècle, le portrait-charge des mondains est très apprécié des lecteurs. Pour La Caricature, Manuel Luque croquera ainsi « Les Hommes du jour » – et quelques rares « Femmes » – des années 1880, célébrités de leurs temps.
Procédé caricatural très ancien, le portrait-charge se développe dans la presse dès les années 1830. Au gré des changements de régimes politiques et des règles concernant la censure qui les accompagnent, les dessinateurs s'attaquent soit à l'homme politique du moment, soit à l'artiste qui défraie la chronique. Quelques titres satiriques se spécialisent même dans ce domaine : Le Diogène (1856-1857), Le Trombinoscope (1872-1876), Les Contemporains (1878-1881) ou encore Les Hommes d'aujourd'hui (1878-1899).
Parmi tous les caricaturistes qui ont pratiqué le portrait-charge, certaines signatures se distinguent : Honoré Daumier, Benjamin Roubaud avec son « Panthéon charivarique » (1838-1842), Nadar, André Gill... Grâce à leurs œuvres, la personnalité des grands noms de l'époque mais surtout la vision que leurs contemporains en avaient est toujours perceptible.
Entre 1884 et 1892, l'hebdomadaire satirique fondé en 1880 La Caricature publie un peu plus de cent portraits-charge du dessinateur espagnol Manuel Luque (1854-1924). Intitulée « Les Hommes du jour » ou « Les Femmes du jour », sa rubrique apparaît régulièrement dans la revue et connaît un rapide succès. En 1888, dans son ouvrage Les Mœurs et la caricature en France, John Grand-Carteret retrace le parcours de cet artiste :
« Luque fit ses premières armes à Madrid dans El Mundo Comico et vint une première fois à Paris en 1874, mais n'ayant pu qu'à grand'-peine, alors, faire passer quelques dessins au Charivari, il rentra en Espagne où il illustra les principaux journaux satiriques.
En 1881, Luque revenait à Paris et ses charges du Monde parisien obtinrent alors un grand succès. »
L'auteur, spécialiste du dessin satirique, apprécie le style de caricaturiste espagnol :
« Luque, notre seul portraitiste-charge digne de ce nom, dont les personnages ont de l'allure malgré leur aspect quelquefois trop grimaçant ; mais l'artiste, ayant compris qu'il était temps de donner autre chose que les éternels mêmes bonshommes en des poses toujours identiques, montrant dans son faire une ampleur et un gras qui dénotent bien la coloration espagnole. »
Pour remercier John Grand-Carteret de ses propos élogieux, Luque le metta à l'honneur au moment de la publication de son livre :
Après s'être révélé en France dans Le Monde parisien (entre 1881 et 1883), le talent de Luque pour le portrait-charge s'exprime principalement dans La Caricature. En digne héritier d'André Gill, l'artiste cherche à capter, au mieux, la personnalité de son modèle. Si certaines planches sont d'une facture classique et s'assimilent à des portraits, la plupart témoignent de la réelle inventivité graphique de leur auteur et de sa capacité à créer des mises en scène.
Les hommes politiques accaparent régulièrement l'actualité. Plusieurs ministres, députés et sénateurs figurent donc parmi « Les Hommes du jour ». Ainsi, en juillet 1884, quelques jours avant le vote de la loi autorisant le divorce, Alfred Naquet, sénateur très impliqué sur le sujet et dont la loi porte le nom, est représenté séparant un homme et une femme à l'aide d'une scie :
Cible fréquente des caricaturistes, le général Boulanger marque les années 1886-1889. Nommé ministre de la Guerre en janvier 1886, ce brillant officier multiplie les réformes populaires, les déplacements et les prises de parole. Cette intense activité est résumée par Luque dans son portrait-charge du général :
Personnalité incontournable du boulangisme et du journalisme, Henri Rochefort devient, avec Luque, un diable sortant d'une boîte à mystère du nom de L'Intransigeant, quotidien dont il est le fondateur et rédacteur en chef. À l'image de ce jouet populaire, une plume et un article signé de son pseudonyme Grimsel à la main, Henri Rochefort serait toujours prêt à créer la surprise :
Plus rares sont « Les Femmes du jour » : Catherine Booth surnommée « La Maréchale » de l'Armée du Salut et Louise Michel. Dans son portrait de la révolutionnaire française, Luque utilise le procédé usé de l'animalisation. Délaissé par la grande majorité des caricaturistes dans les premières décennies de la IIIe République, celui-ci permet de jouer sur la symbolique de l'animal et de la mettre en relation avec l'action de l'individu représenté. Aux yeux du conservateur Luque, l’anarchiste, qui vient alors de publier L’Ère nouvelle, s'assimile à un corbeau spécialement menaçant, agrippant entre ses pattes ses funestes idées de « révolution sociale » :
À l'inverse, en 1884, Louis Pasteur est mis à l'honneur à son retour du Congrès médical de Copenhague. Ses communications sur les microbes pathogènes et les virus-vaccins ont valu au chercheur la reconnaissance de ses pairs internationaux et suscité l'intérêt de la presse :
Quelques étrangers figurent parmi « Les Hommes du jour ». Luque s'intéresse notamment au journaliste et explorateur britannique Henry Morton Stanley. Rendu mondialement célèbre par son expédition en Afrique orientale en 1871 pour retrouver l'explorateur David Livingstone, Stanley se lance, en 1887, au secours d'Emin Pacha, gouverneur de la province soudanaise d'Equatoria, alors sous la menace de troupes islamiques, les Mahdistes. Partie de Londres le 21 janvier 1887, cette nouvelle expédition est particulièrement médiatisée. Déjà réputé pour être un pillard cruel et violent n'hésitant pas à donner la mort, Stanley devient, sous le crayon de Luque, un homme de guerre fusil à la main :
Autre personnalité étrangère croquée par Luque : Thomas Edison. À l'occasion de la venue à Paris pour l'Exposition universelle de 1889 de l'inventeur de la lampe à incandescence et du phonographe, le caricaturiste réalise une très belle planche :
Écrivains, poètes, musiciens, peintres et comédiens ont aussi régulièrement les faveurs de Luque. Lors de la parution d’œuvres marquantes, le caricaturiste adapte le portrait de l'auteur en fonction de l'histoire du roman, de la pièce de théâtre ou encore de l'opéra. Ainsi, en 1884, Alphonse Daudet, qui vient d'achever son histoire d'amour Sapho, porte un vêtement orné de cœurs et en observe un surmonté d'une cocotte en papier placé dans un verre :
L'année suivante, lors de la publication de Germinal, Émile Zola se transforme en mineur :
Vedette du Salon de 1886 avec ses trois panneaux décoratifs destinés au Musée de Lyon, le peintre Pierre Puvis de Chavannes est représenté se promenant, palette et pinceau à la main, au milieu d'un de ses tableaux :
Comme de nombreux caricaturistes au même moment, Luque raille le petit format des tableaux du peintre de sujets napoléoniens Ernest Meissonier :
Le célèbre et influent critique dramatique Francisque Sarcey, dont l'article publié chaque lundi dans Le Temps était aussi attendu que craint par le monde du spectacle, est mis en scène, quant à lui, devant son principal outil de travail, ses jumelles de théâtre :
La publication des portraits d' « Hommes du jour » et de « Femmes du jour » dans La Caricature s'arrête finalement au cours de l'année 1892.
La revue Les Hommes d'aujourd'hui, avec laquelle Luque collabore depuis 1879, continue à faire paraître quelques-uns de ses portraits-charge mais, peu à peu, l'artiste s'éloigne de la presse satirique pour se consacrer à la peinture. Installé à La Garenne-Colombes puis dans le Morvan, il décède trois décennies plus tard, le 8 novembre 1924.
En 1908, un nouvel hebdomadaire reprend le titre de sa rubrique dans La Caricature : Les Hommes du jour. Aujourd'hui encore, les portraits-charge réalisés par Manuel Luque figurent régulièrement dans les publications sur la période.