Écho de presse

1944 : « L'année de la libération » croquée par Jean Effel

le 06/11/2024 par Aurélie Desperieres
le 07/10/2024 par Aurélie Desperieres - modifié le 06/11/2024

Les 30 et 31 décembre 1944, alors que Paris est libérée et que s’annonce déjà la capitulation de l’Allemagne, Jean Effel rappelle aux lecteurs de France-Soir les grands moments de cette « année de la libération » historique en une succession de dessins, mois après mois.

À la Libération, Jean Effel, de son vrai nom François Lejeune (1908-1982), est un dessinateur très sollicité. Les journaux de gauche L'Humanité, Ce Soir, Action, La Bataille ou encore Les Lettres françaises font appel à son talent pour commenter les événements marquants de cette période pour le moins mouvementée. Ses créations paraissent également dans le quotidien Défense de la France devenu France-Soir en novembre 1944.

Deux raisons permettent d'expliquer le succès de Jean Effel : le dessinateur était déjà très connu avant l'Occupation et surtout, il ne s’est jamais compromis dans la presse collaborationniste. Réfugié à Marseille en 1940 puis à Lyon et au cap d'Antibes, il ne publia, jusqu'à la Libération, que des dessins et des albums d'humour principalement destinés aux enfants.

Fin décembre 1944, France-Soir lui confie la tâche de faire revivre à ses lecteurs « l'année de la libération ». Les bilans dessinés de l'année écoulée sont une pratique déjà ancienne. Dès le XIXe siècle, des « revues de fin d'année » sont présentes dans des titres comme L'Illustration ou Le Journal pour rire.

Constituée de douze vignettes, une pour chaque mois, la création de Jean Effel est publiée en Une sur deux jours, les 30 et 31 décembre, occupant la colonne de droite ainsi que le fond de celle qui la précède.

Comme le rappellent les titres du jour placés juste à côté de ces bandes dessinées, la guerre fait toujours rage, les procès pour collaboration avec l’ennemi s'enchaînent et l'avenir institutionnel de la France reste à construire. Dans ce contexte, les choix et les mises en scène de Jean Effel ne sont pas anodins. Il sélectionne minutieusement les sujets qu'il traite, son but premier étant de divertir les lecteurs. Pour cela, il reprend l'humour léger, les jeux de mots et la poésie qui avaient fait son succès avant-guerre.

Ses dessins sont parsemés de petites fleurs, de papillons, d'oiseaux, d'escargots... Il choisit ses cibles et ne stigmatise pas les Français qui ont collaboré. Seuls Hitler, les soldats allemands, les dirigeants politiques de Vichy et la Milice sont visés. Leur chute est évoquée avec délectation tandis que les événements plus ambigus et douloureux – ceux liés à l'épuration en cours –  sont ignorés. Jean Effel n'évoque pas non plus les destructions qui balafrent le territoire, les difficultés économiques du pays ou les pénuries qui persistent après la Libération. L'artiste s'emploie à mettre en avant la remise en place progressive des institutions et des alliances de la France d'après-guerre.

Ironie, joie d'avoir chassé les Allemands du territoire français et espoir en l'avenir sont donc au programme de « l'année de la libération » par Jean Effel :

Janvier : Le résumé de l'année commence par le recul des troupes allemandes sur le front Est. Après avoir remporté la grande bataille du Dniepr (août-décembre 1943), les Soviétiques ont progressé très rapidement vers le fleuve Dniestr. Pourchassé par un vigoureux ours russe que le temps hivernal ne dérange guère, Hitler s'enfuit à toute vitesse. Ironique, le dessinateur représente Germania à sa fenêtre demandant au Führer : 

« Alors, chéri... Et ce manteau de fourrure que tu m'avais promis ? ».

Février : Jean Effel s'amuse ici avec les célèbres messages cryptés retransmis par la BBC dans l'émission « Les Français parlent aux Français ». Le dessinateur en reprend un, « Melpomène se parfume au tabac blond (deux fois) et marchera ce soir sur le gazon vert », et met en image sa signification pour les résistants, à savoir le parachutage d’Alliés, tout en y ajoutant une touche d'humour. Le message est ainsi repris à la lettre : les parachutistes sont habillés comme la muse du chant et de la tragédie Melpomène, portent comme elle un masque de tragédie à la main, fument du « tabac blond » et s'apprêtent à marcher « sur le gazon vert » de France...

Mars : Le dessinateur évoque l'épisode dramatique de la bataille des Glières (26 mars) au cours duquel les maquisards du plateau furent bombardés et encerclés par l'armée allemande, soutenue par la Milice. En choisissant de représenter la Milice par un homme au teint basané et à la prononciation difficile, Jean Effel estime qu'il est inconcevable que ses membres, coupables de collaboration avec l'Occupant, soient « véritablement Français ». Dans sa conception pour le moins problématique, le « bon Français » patriote, c'est bien le résistant des Forces Françaises de l'Intérieur (FFI) qui a ici les menottes aux poignets.

Avril : Le 26 avril, le maréchal Pétain, en visite à Paris, assiste à une messe à Notre-Dame à la mémoire des victimes des frappes aériennes des 20 et 21 avril. Accueilli par Marcel Déat (1894-1955), directeur du journal collaborationniste et pronazi L’Œuvre, Pétain apparaît ici en vieillard, la « goutte au nez ». À l'arrière-plan, l'attitude de Pierre Laval (1883-1945) et de Jacques Doriot (1898-1945) sur des prie-Dieu, les mains jointes, prête à sourire. À noter que Jean Effel utilise ses traditionnels « petits animaux » pour faire passer des messages aux lecteurs : un crapaud observe Pétain tandis que « des mouches » volent au-dessus de Laval... Il détourne également l'iconographie religieuse en représentant Hitler, vénéré par tous les personnages présents dans cette scène, en Saint-Adolf, portant, à l'image de Jésus, sa croix – gammée.

Mai : Après de longs mois difficiles en Italie, les troupes alliées connaissent enfin de véritables succès : le mont Cassin est pris et la « route de Rome » ouverte. Dans ce dessin, Effel fait référence à une célèbre affiche de propagande allemande placardée sur les murs des pays occupés et dans laquelle les nazis se moquaient de la lente progression des Alliés en Italie. Même un escargot avancerait plus vite qu'eux ! Ici dans son char en forme d'escargot, un soldat américain est ravi d'inviter l'Allemand, le « Fritz » qui s'enfuit à récupérer sa « fourchette à escargot ». L'ironie a désormais changé de camp.

Juin : Le débarquement du 6 juin surprend ici deux soldats allemands qui, ne souffrant pas des pénuries, dégustent un copieux repas composé de tous les aliments qui manquent alors cruellement aux Français : beurre, poulet, pain, vin, etc. Comme l'indiquent l'araignée et sa toile, l'endroit choisi pour le pique-nique, le mur de l'Atlantique, représenté tel un véritable mur en pierres recouvert de tuiles, est habituellement très calme... Jean Effel joue sur la double signification du mot tuile : les forces alliées brisent les « tuiles » du mur tandis que les « tuiles », dans le sens d’ennuis, commencent pour les Allemands.

Juillet : Et après les « tuiles », les « pépins » ! En ce mois de juillet, la bataille de Normandie, pays de pommiers, est peu à peu remportée par les Alliés. Après Cherbourg (le 26 juin), Caen (rive gauche le 9 juillet – rive droite le 19) et Saint-Lô (le 18 juillet), Avranches est libérée le 31 juillet.

Août : Ce dessin, resté célèbre, met à l'honneur le général de Gaulle (1890-1970). Arrivé à Paris le 25 août, jour de la libération de la ville, le chef du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) s'installe au ministère de la Guerre dans la liesse générale. Le lendemain, une foule dense l'acclame sur les Champs-Élysées. Avec poésie, Jean Effel met en scène la Tour Eiffel tendant les bras au Général entre le Sacré-Cœur et le Panthéon. L'artiste s'amuse à nouveau à jouer avec les mots. Ici « Mon grand ! » renvoie évidemment à la taille du Général mais surtout à son rôle dans la libération du pays, qui lui vaut le statut de « grand homme ».

Septembre : L'exil des principaux collaborateurs français en Allemagne est ici évoqué avec humour. À l'image du Petit Poucet, Marcel Déat jalonne le chemin qui mène, à travers la Forêt-Noire, à Baden-Baden de tracts du RNP, le Rassemblement National Populaire, parti favorable aux Nazis qu'il a fondé en 1941. Jacques Doriot avec sa croix de fer gagnée sur le front russe, Fernand de Brinon (1885-1947), Pétain, Jean Hérold Paquis (1912-1945) avec son micro de Radio-Paris, l'Auvergnat Pierre Laval en sabots et Abel Bonnard (1883-1968), ministre de l’Éducation nationale de Vichy surnommé « Gestapette », habillé en petite fille avec son cartable, le suivent.

Octobre : Créée le 17 septembre 1943, l'Assemblée consultative provisoire est chargée de donner un avis sur toute question dont elle est saisie par le GPRF. À la Libération, elle quitte Alger pour Paris et le Palais du Luxembourg. Composée de membres de la Résistance, de représentants des Assemblées parlementaires antérieures mais aussi des Territoires d'outre-mer, elle ne peut accueillir en son sein des hommes politiques ou des fonctionnaires liés à Vichy. Les dossiers des personnalités qui souhaitent y entrer font donc l'objet d'une analyse particulière. Tel un médecin, Jules Jeanneney (1864-1957), ministre d’État, ausculte plusieurs candidats dont Joseph Paul-Boncour (1873-1972). En juillet 1940, cet ancien ministre et sénateur réputé pour ses qualités oratoires avait déposé un contre-projet aux pleins pouvoirs accordés au maréchal Pétain. Plus tard, il avait aidé des résistants à passer en zone libre. Par conséquent, il est jugé « Très résistant... Langue bien pendue... Bon pour l'Assemblée ! ».

Novembre : Pour commémorer le 11 novembre, Winston Churchill (1874-1965) est invité à Paris. À cette occasion, le Premier ministre britannique et le général de Gaulle descendent côte à côte les Champs-Élysées. L'alliance entre les deux pays est ici symbolisée avec humour par la bague d'un des célèbres cigares fumés par Churchill. Tout en levant son chapeau, le Premier ministre l'offre à une toute jeune Marianne qui lui tend bien volontiers son annulaire gauche.

Décembre : De Gaulle réserve son premier voyage hors de France à l'URSS de Staline (1879-1953). Le 10 décembre, les deux dirigeants signent un Traité d'alliance et d'assistance mutuelle pour une durée de vingt ans. Effel reprend le thème de la grande taille du Général et fait un jeu de mots autour de « la Grande Ourse ». Membre de la Maison de la culture, militant actif du Front populaire et adhérent de la CGT avant la guerre, le dessinateur ne peut qu'être sensible à ce rapprochement de la France avec l'ours soviétique.

Jean Effel a conscience que 1944 restera dans l'Histoire. Son résumé en dessins de l'année écoulée célèbre le départ des précédents maîtres du pouvoir en France (les Allemands et les membres du régime de Vichy) tout en étant résolument tourné vers l'avenir politique du pays incarné désormais par le général de Gaulle.

Pour en savoir plus :

AGLAN Alya, Le rire ou la vie. Anthologie de l'humour résistant 1940-1945, Paris, Gallimard, collection « Folio-Histoire », 2023

DELPORTE Christian, Les crayons de la propagande. Dessinateurs et dessin politique sous l'Occupation, Paris, CNRS Éditions, 1993

ROBICHON François, Jean Effel. L'homme à la marguerite, Paris, Hoëbeke, 1998

WINOCK Michel, La France libérée 1944-1947, Paris, Perrin, 2021