Femmes de presse : ces pionnières toujours méconnues
L'histoire les a occultées, et pourtant : les femmes ont réussi à s’infiltrer dans les journaux au fil des siècles, inventant de nouvelles pratiques et créant des genres journalistiques. Dans Femmes de presse, femmes de lettres, l'historienne Marie-Ève Thérenty dresse un passionnant panorama de ces pionnières, du XIXe siècle jusqu'en 1944.
RetroNews : Votre ouvrage part d’un constat : l’histoire de la presse n’accorde aucune place aux femmes journalistes…
Marie-Ève Thérenty : D’abord, il faut bien préciser que je ne suis pas spécialiste du genre mais de la presse. En lisant les journaux du XIXe siècle, j’ai effectivement constaté que non seulement la presse comptait plus de femmes que ce que l'histoire n’avait retenu (ce n’était pas difficile certes, car l’histoire de la presse n’en a longtemps recensées aucune), mais qu'en outre ces quelques femmes journalistes avaient parfois eu des rôles d’impulsion : elles avaient même quelquefois créé ou contribué à créer des genres journalistiques à part entière.
Je me suis alors lancée dans une très longue enquête consistant, notamment à partir d’une signature repérée dans un journal (avec tous les problèmes liés au pseudonymat des femmes que vous pouvez imaginer), à retrouver la journaliste en question, puis à comprendre comment elle s'insérait dans le journal. Un important travail qui a été rendu possible par la numérisation de la presse.
Comment se fait-il que ces femmes, peu nombreuses, soient à l'origine de telles créations de genre, et ce, en dépit de leur statut social de subalterne ?
Plusieurs particularités distinguent l’activité journalistique des femmes de celle des hommes, et toutes sont liées à leur place dans la société. L'éducation et la socialisation des filles et des garçons diffère pendant tout le XIXe siècle, aboutissant à une différence quasiment anthropologique dans leur appréhension du temps et de l’espace. Le rapport au temps des femmes, celui qui leur est imposé par la société, est lié à un certain ordre cosmique, à la maternité, à la répétition du quotidien. C’est une temporalité qui s’oppose en apparence à celle du journal, liée à l’actualité, à l’événement. Leur rapport à l'espace est lui aussi différent : tous les espaces ne sont pas autorisés, loin s’en faut, aux femmes : les espaces politique (les assemblées), économique (la bourse), urbain (la rue) ne s’offrent pas à elles de la même façon qu’aux hommes.
Quant à leur statut légal, il n’a rien à voir avec celui des hommes : placées sous le régime du Code civil napoléonien, les femmes sont privées de nombreux choix essentiels. Elles n’ont ni indépendance des ressources, ni possibilité de choisir leur métier.
L'espace du journal reprend ces discriminations. Ainsi, les rares femmes qui ont accès au journal généraliste (car évidemment je laisse de côté ici les presses féminines ou féministes) sont le plus souvent cantonnées à certaines rubriques : famille, mode, etc. Elles n’ont longtemps pas accès à la rubrique politique ou au reportage. Elles ne peuvent pas rendre compte de la réalité de la même façon que les hommes, ce qui influe sur leurs pratiques, leurs postures, leurs points de vue. Or ce que je montre dans l’ouvrage, c’est que, précisément parce que toute une série de contraintes pèsent sur elles, leur journalisme va être d’autant plus inventif, audacieux. Leur inventivité est liée à l’incroyable système de contraintes qui pèse sur elles.
Vous accordez une grande place à la pionnière de la chronique, Delphine de Girardin. En quoi est-elle selon vous le meilleur exemple d'une « Pénélope » ?
Les femmes vont inventer au cours du XIXe siècle et du premier XXe des stratégies et des postures pour se trouver une place dans la presse généraliste. Pour qualifier ces différents modèles, n’ayant pas de figures historiques auxquelles se rattacher, elles ont souvent mobilisé, dans des comparaisons ou des pseudonymes, des figures issues de la mythologie ou de la fiction. Ainsi les premières journalistes généralistes, les chroniqueuses, se décrivaient souvent comme des Pénélope.
Delphine de Girardin est un bon exemple d’une « Pénélope » qui a été totalement occultée par l’histoire de la presse. C’est la femme d’Émile de Girardin, le fondateur de La Presse, mais c’est aussi et surtout une immense chroniqueuse. Elle tient un feuilleton hebdomadaire sous le pseudonyme du vicomte Charles de Launay à partir de 1836 et jusqu’à 1848. Maison, intérieur, mœurs, vie parisienne, sont ses domaines de spécialité… A première vue, elle ne sort pas de ce qui est permis, des domaines traditionnellement considérés comme féminins. Mais, à partir de cette position, elle invente une posture ironique qui lui permet d’intervenir dans l’espace public et de tenir parfois un discours politique. Ce genre va être très pratiqué au XIXe siècle, notamment à la Belle Époque (Gyp était une grande chroniqueuse), puis réinvesti dans l'entre-deux-guerres, par Colette par exemple.
Qui sont celles qui se surnomment elles-mêmes les « Cassandre » ?
La posture de la Cassandre naît sous la Monarchie de Juillet et compte beaucoup moins de représentantes que les Pénélope. Ce sont des femmes exceptionnelles qui choisissent de s’incarner en Cassandre. Elles ont un excellent statut social (elles relèvent de l’aristocratie ou de la haute bourgeoisie), sont indépendantes économiquement et elles sont cultivées. Elles répètent que leur statut de perpétuelles mineures (lié à leur genre) leur apporte une forme de suprême lucidité sur le jeu politique, une forme d’indépendance (elles ne demandent aucune place) et une forme de supériorité. Au nom même de leur infériorité de genre et de leur supériorité de personne, elles obtiennent une place importante dans la presse. Inutile de dire qu’elles sont peu nombreuses.
Ainsi George Sand, Marie d’Agoult, ou encore Juliette Adam se surnomment elles-mêmes les Cassandre, et mettent en scène une voix lyrique, apocalyptique, telle la Cassandre de la mythologie. Elles vont ainsi être en position d’annoncer les catastrophes. Juliette Adam, par exemple, ne cesse de prévenir au début de la Troisième République que le risque d’une nouvelle guerre avec l’Allemagne menace. Mais la Cassandre des Cassandre est sans doute Geneviève Tabouis, qui prévoit la montée des fascismes dans l’entre-deux-guerres. Elle a d’ailleurs intitulé son autobiographie Ils l’ont appelée Cassandre…
En 1897, avec la fondation de La Fronde par Marguerite Durand, naît pour la première fois un journal quotidien entièrement féminin, et avec lui le mouvement des Frondeuses-Bradamante...
Les Frondeuses font souvent référence à l'héroïne Bradamante du Roland Furieux de l’Arioste qui se déguise en homme et va se battre sur le champ de bataille. Une des Frondeuses utilise même ce pseudonyme. La Fronde préconise pour ses rédactrices un journalisme de terrain, le reportage, qui leur était jusque-là interdit. On est ici dans un retournement du stigmate : puisque les femmes sont du côté des sens, de la sensibilité, du corps selon la doctrine traditionnelle des « deux sphères », elles sont d’autant plus capables de s'adonner au genre du reportage. C’est ce qu’expliquera Séverine, la plus grande journaliste de la Belle Époque.
Les Frondeuses se montrent extrêmement sensibles aux misères sociales, aux victimes, se plaçant du côté du bas, du faible. Elles pratiquent la nouvelle émotionnelle et il n’est pas rare qu’elles organisent des souscriptions charitables au bas de leurs articles... Dans ce cadre, une nouvelle pratique se développe chez les femmes journalistes : celle du journalisme d’immersion. Séverine se fait par exemple embaucher dans une usine en grève pour mieux rendre compte de l’intérieur de la lutte sociale à l'œuvre.
La Fronde a formé pratiquement toutes les grandes femmes journalistes de l'entre-deux-guerres, depuis Colette jusqu’à certaines grandes reporters comme Andrée Viollis.
Vous évoquez également ces « Amazones » qui, à la fin du XIXe siècle, transgressent les frontières et les normes...
Cette catégorie regroupe en effet celles qui, dès la fin du XIXe siècle puis au XXe siècle, vont parcourir le monde dans une perspective ethnologique, telles Jane Dieulafoy, Isabelle Eberhardt, Alexandra David-Néel qui va arpenter le Tibet, ou encore Ella Maillart. Ce sont des exploratrices, davantage fascinées par l'exotisme que par le journalisme – elles font d’ailleurs financer leur entreprise par le journal plus par opportunisme que par conviction ou par foi dans les médias.
Les amazones sont très ambivalentes par rapport au genre, choisissant souvent des vêtements masculins. Elles pratiquent déjà des formes qui annoncent le documentaire ou la non-fiction contemporaine.
Comment les Sappho, souvent volontairement scandaleuses, ont-elles réinventé la chronique ?
Après la Première Guerre mondiale, le journal s’ouvre plus largement aux femmes et notamment aux femmes de lettres. On voit émerger de plus en plus de femmes journalistes, et elles deviennent des femmes en vue. Comme les actrices, elles font la Une des magazines. Mais elles ont très mauvaise réputation, et sont même souvent assimilées à des prostituées.
Elles débutent par le conte, puis vont se former à la chronique sportive, judiciaire, au petit reportage. C’est Henriette Garnier, Marcelle Tinayre, Lucie Delarue-Mardrus. Les Sappho comptent de grandes scandaleuses comme Maryse Choisy ou Marise Querlin, qui pratiquent une sorte de journalisme de scandale à la française, où elles choisissent d’incarner le temps d'un reportage des prostituées, des hommes… Maryse Choisy publie ainsi en 1928 un reportage dans les maisons de passe intitulé Un mois chez les filles. Elles produisent des écritures à la charnière entre roman et reportage. Toutes ont laissé d’abondantes œuvres littéraires mais ont été quasiment oubliées !
Seule l’une d’elles a vraiment échappé à l’oubli : la Sappho des Sappho, Colette, qui a fait une immense carrière dans le journalisme, excellant dans la chronique musicale, la critique cinématographique, la critique dramatique, le courrier du cœur même…
Parallèlement, les Dalila, comme les surnommait Françoise Giroud pour souligner le climat de rivalité qui régnait entre elles et les hommes et le fait que leur présence même dans le journal remettait en question la supériorité supposée des hommes, seront une quinzaine dans la presse quotidienne de l’entre-deux-guerres. Les plus connues sont les déjà évoquées Andrée Viollis, Simone Téry, Marcelle Prat ou encore Titaÿna…
Mettant leur vie au service de l’information, elles fréquentent tous les théâtres d’actualité sensibles, du Japon à la Russie. Malgré les discriminations et les difficultés, malgré les obstacles pour leur vie privée, elles arrivent à s’imposer dans les rédactions en remettant en cause frontalement la ligne de genre. Malgré tout, dans le détail, les pratiques qu’elles mobilisent sont genrées. Elles se déguisent pour se fondre dans les foules, recourent plus à l'interview que les hommes. Réputées adopter un journaliste empathique, elles se soucient de ceux qu’elles rencontrent, pratiquant une forme de care.
En réalité, elles se comportent comme si la transgression impliquait de retrouver par compensation un éthos féminin. Leur pratique est différente de celle des hommes, non pas en termes de mise en danger, équivalente, mais par leur comportement sur le terrain. Et puis alors que Albert Londres et Joseph Kessel sont solidement arrimés dans les histoires de la presse, ces femmes reporters ont pratiquement disparu des mémoires.
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Spécialiste de l'histoire de la presse, Marie-Éve Thérenty est professeure de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Son ouvrage Femmes de presse, femmes de lettres est paru aux éditions du CNRS.