La presse féminine du XIXe entre morale religieuse et stratégies d'émancipation
Irriguée par la morale religieuse, la presse féminine du XIXe siècle a contribué à corseter les femmes en véhiculant normes et injonctions, mais s'est aussi révélée un espace d'émancipation, comme le montre la chercheuse Lucie Barette dans son éclairant ouvrage Corset de papier.
RetroNews : Comment expliquer que la presse féminine soit historiquement apolitique ? Quelles stratégies les rédactrices ont-elles mis en place pour s'émanciper du carcan imposé par l'État ?
Lucie Barette : Jusqu'en 1881, la presse féminine ne peut tout simplement pas être politique du point de vue de la loi. Au XIXe siècle, les gouvernements pressentent la puissance des médias, alors en pleine explosion, et exercent une censure indirecte. L’une des mesures clés du contrôle de la presse est ce qu’on appelle le « cautionnement » : il consiste, lors de la création d’un périodique, à verser une caution pour garantir le paiement des amendes dues en cas de non-respect des règles de bienséance envers le gouvernement. La presse féminine n’étant pas sujette au cautionnement, on pourrait penser que les journaux féminins pouvaient publier des analyses politiques sans être inquiétés. Or pas du tout : ils ne peuvent pas aborder un sujet pour lequel ils n’ont pas payé les amendes préventives, ou alors il faut que cela soit très discret pour pouvoir échapper à la surveillance gouvernementale.
Ce biais a été utilisé par la presse féminine qui, sous couvert d'être apolitique, tentait d’aborder, entre les lignes, des sujets politiques. Eugénie Niboyet, figure centrale de la presse et du féminisme, aborde ainsi des sujets comme la peine de mort ou la réforme des prisons dans La Paix des deux mondes en 1844. La sanction tombe : les autorités la condamnent en justice à un mois de prison pour « délit de presse ». Déclarée fouriériste, et étant femme, elle n’avait pas le droit de diriger un journal considéré comme politique. En 1848, elle récidive et crée, au lendemain de la Révolution, La Voix des femmes, qui servira très rapidement de point de ralliement aux revendications féminines du droit de vote, des droits civils, des conditions de travail…
Le succès et l’enthousiasme sont tels qu’en parallèle du journal est créé le Club des femmes, qui organise des conférences sur divers sujets pour pallier le manque d’instruction des femmes et leur donner un espace de parole. La réaction est très violente : le 6 juin, des hommes envahissent une réunion du club, sabotent les prises de paroles. Eugénie Niboyet sort sous les sifflets de cette dernière séance...
Face à l’impossibilité d’assumer une ligne éditoriale politique, les rédactions de presse féminine s’orientent vers le domaine de la morale religieuse appliquée dans le foyer…
En effet, il m’est apparu que la morale était la seule ligne qui traversait ces journaux. Les femmes se font alors le relais d’un discours uniforme et sans nuances. Cette morale est religieuse, c’est celle de l'aristocratie qui diligente la vie des femmes. Tout le discours public, social, littéraire, religieux fait peser la responsabilité de l’exemplarité sur les femmes. Comment jouer l’épouse parfaite, la mère de famille idéale, comment bien tenir sa maison, bien recevoir, bien éduquer ses enfants… Les journaux se font manuels de savoir-vivre.
Il est d’ailleurs présenté comme dans l’intérêt des femmes que d’aider leur mari à réussir puisqu’elles n’ont rien en leur nom propre, n’ont pas le droit d’ouvrir un compte en banque, etc.
Quelles normes et injonctions véhiculées par la presse pèsent alors sur le corps des femmes ?
Les injonctions précèdent l'industrialisation de la presse et, logiquement, s’y retrouvent. La première d’entre elles est l’injonction à la pudeur. Ainsi, dans Le Journal des demoiselles par exemple, périodique destiné aux jeunes filles de la bourgeoisie de province depuis les années 1830 jusqu’à la fin du siècle, le corps n’est jamais abordé directement dans une perspective de conseil ou d’instruction. Les seules parties du corps féminin représentées sont les dents, les ongles, les cheveux.
Dans le même temps, le corps des femmes est le support de la réussite des hommes. Elles sont vues comme des porte-manteaux, des supports à vêtements. Et pour bien pouvoir les mettre en valeur, on réclame des corps uniformes : jeunes, blancs, maigres. Cette représentation de ce que doit être le corps des femmes est très ancrée dans l’imaginaire de masse.
Les corps des femmes des classes populaires, en revanche, doivent être disponibles. Ils sont donc autorisés à être plus plantureux, à dévoiler davantage de surface… Le discours sur les femmes colonisées, notamment dans la presse, est à cet égard révélateur : on critique leurs robes trop larges et leurs voiles, on parle de « régimes barbares » parce qu'ils cachent la peau et les formes des corps des femmes... Leurs corps doivent être sexualisables, donc disponibles aux regards, au contraire des épouses bourgeoises et blanches.
En 1836, le journal La Presse est lancé par Émile de Girardin, marquant les débuts de la presse dite commerciale, avec un modèle économique nouveau, reposant de manière massive sur les recettes publicitaires. Comment cela se traduit-il dans la presse féminine ?
Alors que l’industrialisation se développe, le commerce prospère, les grands magasins se multiplient, et la presse, notamment féminine, se fait le relais de cette activité marchande. Les chroniques affermées et ce qu’on appellerait aujourd’hui les publi-reportages fleurissent dans la presse, et en particulier dans les journaux féminins. À partir de 1850, les encarts se multiplient. Parmi les domaines privilégiés, on a l’ameublement de maison, les accessoires de mode et surtout des produits à la frontière des cosmétiques, crèmes, pilules, colorations pour se blanchir la peau… Et ce qui est fort, c’est que l’on vend à la fois la coloration et le remède contre l’irritation qu’elle provoque ! C’est effrayant.
Dans quelle mesure la presse féminine est-elle aussi un espace où se développe la puissance d’agir des femmes ?
La presse féminine du XIXe siècle, comme on l’a vu, n’est clairement pas une presse féministe. Mais l'expérience de l’écriture dans ces journaux n’est pas anodine. Le fait de se réunir et d’écrire sur ces sujets communs développe la puissance d’agir des femmes rédactrices. Elles sortent de chez elles, créent des réseaux d’entraide, développent des habitudes de collectivisation… C’est déjà une forme d'émancipation !
Sous la Monarchie de Juillet, elles traversent plusieurs rédactions, les idées circulent. Le fait même de se confronter aux critiques, de vivre ces expériences parfois violentes, conduit les femmes à élaborer des stratégies d’écriture du paradoxe. Un exemple que j’aime particulièrement est celui de la balade de Jeanne-Justine Fouqueau de Pussy, rédactrice en chef du Journal des demoiselles, périodique d’éducation pour les jeunes bourgeoises de province. Elle s’adresse directement à une lectrice imaginaire et écrit ainsi en novembre 1838 : « Ne regarde pas à travers cette large rue Royale, au bout de laquelle tu ne ferais qu’apercevoir le palais de la Chambre des députés […]. Mais je te permets seulement d’élever tes regards au fronton de l’église. » Dire à la lectrice de ne pas regarder la Chambre des députés, c’est s’attendre à produire l’effet inverse !
Vivre l’expérience de la censure a également engendré une réaction, avec notamment la création du journal La Fronde Marguerite Durand en 1897. Du côté des lectrices, cela donne des modèles : les femmes peuvent écrire, accéder à des fonctions de création... Ces journaux ouvrent de manière indirecte des interstices, entrouvrent les fenêtres des foyers où sont cantonnées leurs lectrices, leur dévoile un horizon.
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Spécialiste des écrivaines-journalistes du XIXe siècle, Lucie Barette est docteure en littérature et langue françaises, enseignante en information-communication à l’Université de Caen Normandie. Son ouvrage Corset de papier. Une histoire de la presse féminine est paru en 2022 aux éditions Divergences.