Interview

Hélène Gordon-Lazareff, histoire d’une « femme de presse »

le 04/12/2023 par Alice Tillier-Chevallier , Claire Blandin - modifié le 06/12/2023

Collaboratrice de L’Intransigeant, épouse du rédacteur en chef de Paris-Soir, fondatrice de ELLE, Hélène Gordon-Lazareff est une figure cardinale de la presse française au XXe siècle. L’historienne Claire Blandin lui a consacré un livre, qui vient de paraître chez Fayard.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : Comment l’idée d’écrire la biographie d’Hélène Gordon-Lazareff s’est-elle imposée à vous ?

Claire Blandin : J’avais évidemment croisé Hélène Gordon-Lazareff à maintes reprises en travaillant sur la presse magazine féminine en général et sur ELLE en particulier. Quand Isabelle Antonutti, conservatrice des bibliothèques – qui avait commencé à rassembler des sources pour écrire sa biographie et avait réalisé déjà bon nombre d’entretiens – a souhaité passer la main, j’ai été séduite par le projet.

Hélène Gordon-Lazareff, fille de Russes blancs immigrée en France au lendemain de la Révolution de 1917, qui s’épanouit dans le Paris des années 1920 et fondera ELLE en 1945, est un personnage fascinant. Elle a été une pionnière par bien des aspects de sa vie : elle fait partie de ces rares femmes de l’entre-deux-guerres qui réussissent à faire des études supérieures ; elle divorce à l’âge de 20 ans à peine, alors qu’elle est jeune mère – une situation impensable pour l’écrasante majorité des femmes de sa génération !

Si Hélène peut, elle, se le permettre, c’est qu’elle dispose du capital financier, symbolique, social et culturel nécessaire. Elle se distingue aussi par un immense appétit de vivre et son inscription forte dans son époque : toujours en prise avec son temps, elle se tourne vers le surréalisme dans les années 1920, l’ethnologie des sociétés africaines dans les années 1930 en plein apogée de l’empire colonial, et aussi, peu après, vers la société de consommation américaine…

Hélène Gordon s’est donc d’abord orientée vers la littérature, puis l’ethnologie. Comment arrive-t-elle au journalisme ?

Elle fait ses premiers pas dans le journalisme au retour de l’expédition menée en pays dogon en 1935 sous la direction de Marcel Griaule. C’est à elle qu’incombe en effet la charge d’en faire le récit : d’abord au micro de Radio Alger, où l’équipe fait étape avant de rentrer en métropole, puis dans les colonnes de L’Intransigeant. Ce quotidien a fait du grand reportage une de ses rubriques phares, en réponse à l’appétit d’exotisme des lecteurs de l’entre-deux-guerres. Le reportage d’Hélène paraît en huit articles du 7 au 14 mai 1935, sous le titre « Dans l’antre des buveurs de sang ».

Mais c’est surtout la rencontre avec Pierre Lazareff, à l’occasion d’une soirée avec ses collègues ethnologues, qui va être décisive. Le coup de foudre est à la fois personnel et professionnel : Pierre Lazareff, qui est rédacteur en chef de Paris-Soir, lui fait découvrir le monde des médias – et Hélène y est immédiatement très à l’aise.

Paris-Soir est alors le premier de tous les quotidiens français. Racheté en 1929 par Jean Prouvost, l’héritier des Lainières de Roubaix, il s’est imposé en tête des ventes devant les quatre grands de la Belle Époque, Le Petit Journal, Le Journal, Le Matin et Le Petit Parisien, sortis écornés de la Première Guerre mondiale et de leur participation active au bourrage de crâne. Au début des années 1930, Paris-Soir a réussi une véritable révolution médiatique : abandonnant le simple colonnage vertical et intégrant désormais des photos, la Une devient la vitrine du journal. En octobre 1934, Paris-Soir réussit à publier en Une une photo de l’attentat visant Louis Barthou au ministère des affaires étrangères quelques heures à peine après l’événement : le journal se vend à 1,5 millions d’exemplaires !

Quelle est la place d’Hélène Gordon au sein de Paris-Soir ?

Pierre Lazareff associe Hélène au supplément hebdomadaire qu’il lance en 1935. La création d’un supplément n’est pas en elle-même très originale : la presse de la Belle Époque en publiait déjà. En revanche, Paris-Soir dimanche se démarque par son contenu qui est déjà celui d’un magazine, avec une grande diversité de sujets, un traitement hebdomadaire qui a son rythme propre, et la volonté de toucher tous les publics, y compris les femmes et les enfants. Le supplément est d’abord inséré tête bêche – pour pouvoir le faire disparaître plus si jamais le succès n’était pas au rendez-vous –, puis encarté au centre du journal.

Dans ce supplément, Hélène tient la rubrique destinée aux enfants qu’elle signe du nom de « Tante Juliette ». Déjà fascinée par les Etats-Unis, qui font figure à ses yeux de véritable eldorado, elle propose dans sa page de nombreuses traductions ou adaptations de contenus américains et joue dès la fin des années 1930 un rôle de passeuse culturelle entre les Etats-Unis et la France. Il faut dire qu’elle parle parfaitement anglais, qu’en bonne aristocrate russe, elle a appris enfant – tout comme le français et l’allemand. Tante Juliette organise aussi des jeux-concours pour enfants, monte des événements dans Paris, notamment des chasses aux œufs pour Pâques, intervient sur Radio 37 en écho à sa rubrique…

En parallèle, Hélène collabore aussi à Marie-Claire. L’expérience est-elle déterminante pour celle qui fondera ELLE en 1945 ?

Il est difficile de dire si elle a participé à la création en 1937 de ce titre qui appartient au même groupe de Jean Prouvost. Sa collaboration est en tout état de cause une première expérience d’une presse féminine qui se renouvelle à ce moment-là. Les titres de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle, que ce soit le premier d’entre eux, Le Petit Écho de la mode ou les autres – Femina, Le Jardin des modes par exemple – étaient très orientés vie pratique : à une époque où le prêt-à-porter n’existait pas encore, ils proposaient avant tout des patrons de vêtements.

Marie-Claire est le premier à faire un pas de côté. Pour répondre aux attentes de lectrices qui sortent davantage de la maison et occupent plus souvent des emplois salariés (du moins jusqu’au mariage et au premier enfant), le propos s’élargit : il y est donc question de vêtements, mais aussi de décoration, de ce qu’on appellerait aujourd’hui du « Do It Yourself » et également de cosmétiques.

En bon entrepreneur de presse, Jean Prouvost est en quête d’annonceurs : l’industrie cosmétique est en plein développement et L’Oréal, Nivea et Coty, à qui l’on doit l’invention du poudrier, figurent en bonne place dans le magazine – non sans porosité d’ailleurs entre le discours rédactionnel et le discours publicitaire. Cette importance nouvelle des cosmétiques a des conséquences visuelles : les pages sont désormais illustrées de visages en gros plan, et non plus seulement de silhouettes.

En collaborant avec Marie-Claire, Hélène participe de ce renouvellement de la presse féminine. Elle développe aussi des contacts avec la presse américaine, notamment à l’occasion du reportage qu’elle effectue aux États-Unis en 1939.

Des contacts qu’elle ne manquera pas d’utiliser quand elle fuit la France avec Pierre pour New York en 1940…

Hélène et Pierre quittent Paris le 13 juin 1940, la veille de l’entrée des Allemands dans la capitale. Pour Hélène, qui a fui la Russie après la Révolution bolchévique et qui avait connu, enfant, les pogroms, le départ est une évidence. Le couple, qui emmène aussi la fille d’Hélène, Michèle, réussit quelques jours plus tard à passer la frontière espagnole et part aux États-Unis à partir de Lisbonne.

Ces années américaines sont des années d’embellie pour Hélène, beaucoup moins pour Pierre, qui ne parle pas anglais et se retrouve coupé d’une vie faite jusque-là d’intenses relations sociales. Hélène collabore aux Harper’s Bazar, s’épanouit dans le milieu des réfugiés français de New York et noue des relations bien au-delà : elle est de tous les défilés de mode à New York, voyage en Californie et plonge dans le rêve américain.

Quand Pierre repart pour l’Europe – d’abord à Londres, puis à Paris –, elle lui bourre les poches de bas nylons et de maquillage ! Elle-même rentre en 1944, et Françoise Giroud se souviendra plus tard à quel point elle était alors en complet décalage avec la société française qui vit encore à l’heure du rationnement. Hélène, elle, a adopté les façons de faire américaines : elle jette les briquets, les mouchoirs, les collants – que ses compatriotes s’ingénient à raccommoder !

Comment le magazine ELLE voit-il le jour ?

ELLE est lancé en novembre 1945 par France Éditions Publications, qui exploite Défense de la France, devenu France-Soir, dont Pierre Lazareff a repris les rênes. Hélène en est sa « directrice-fondatrice ». A cette date, le paysage de la presse est en pleine recomposition suite à la guerre : seuls les titres issus de la Résistance demeurent ; Marie-Claire, qui avait continué sous l’Occupation, est interdit et laisse donc le champ libre à la création d’un nouveau féminin.

Dès l’origine, la mode est au cœur de la ligne éditoriale du ELLE. Hélène fait venir les photos de New York. La couverture n’est pas encore en papier glacé mais elle est déjà en couleur. Le magazine intègre ce qui deviendra l’une de ses rubriques phares : le courrier du cœur, tenu par Marcelle Ségal. Si les premiers numéros ont encore une dimension pratique forte, dans un contexte de pénurie, le journal contribue rapidement à diffuser l’American Way of Life et l’idée que la consommation est un modèle de bonheur.

Comment se situe ELLE sur la question des droits des femmes ?

Le magazine prêche une certaine forme d’autonomie des femmes : en 1946, alors que les femmes peuvent aller voter pour la première fois – suite au décret du 21 avril 1944 par lequel elles ont obtenu le droit de vote –, ELLE les encourage à se rendre aux urnes et à devenir pleinement citoyennes, quand le reste de la presse se montre extrêmement condescendante !

De façon plus globale, le magazine accompagne l’évolution de la place des femmes dans la société – leur entrée dans le monde du travail, les questions de double ou triple journée des femmes, les problématiques de familles monoparentales, etc. Mais il n’est pas « militant » pour autant, ne serait-ce que pour éviter de faire fuir les annonceurs. Hélène conserve une vision assez traditionnelle des relations hommes/femmes, et, à ses yeux, son journal est là pour apprendre aux femmes à séduire les hommes et à en tirer le maximum…

Il est vrai qu’en 1970, ELLE organise des États généraux de la femme, événement présenté, dans l’histoire officielle du magazine, comme un grand moment de féminisme. Mais c’est oublier que la manifestation a été perturbée par l’intervention de féministes l’accusant de récupération commerciale et politique !

Quel tableau peut-on faire du journal au début des années 1970 au moment où Hélène s’en retire ?

Hélène ne remettra plus les pieds au journal après le décès de son mari, au printemps 1972. Mais, dans les faits, elle a déjà pris ses distances dans les années qui précédent, du fait notamment d’importants troubles de mémoire. Les événements de 1968 semblent aussi l’avoir fortement déstabilisée.

Les 20 ans du magazine, en 1965, ont constitué un moment de triomphe, où l’argent coule à flots dans de multiples fêtes organisées avec les collaboratrices, les lectrices ou les annonceurs. Le journal a une influence importante : si ses tirages sont largement inférieurs à ceux de Femmes d’aujourd’hui ou Nous deux, le magazine passe de main en main et touche, selon une enquête lancée en 1968, plus de 2 millions de Françaises (soit une sur huit), avec un lectorat largement bourgeois et parisien.

A partir de la fin des années 1960, le magazine s’internationalise : c’est là, on peut dire, la dernière victoire de cette grande femme de presse qui a été, toute sa vie, une passeuse culturelle. Inspiré du « rêve américain », le modèle qu’elle a créé est finalement devenu un symbole de la mode parisienne.

Historienne des médias, Claire Blandin est professeure à l’université Sorbonne Paris-Nord. Ses travaux portant principalement sur le développement de la presse magazine dans la deuxième moitié du XXe siècle. Elle a notamment publié, avec Christian Delporte et François Robinet, une Histoire de la presse en France aux XXe et XXIe siècles (Armand Colin, 2016). Hélène Gordon-Lazareff est paru en 2023 (Fayard).