Interview

Entretien avec Christophe Boltanski : « Le fait divers renoue avec les mythes »

le 10/06/2024 par Marina Bellot
le 23/05/2024 par Marina Bellot - modifié le 10/06/2024

Pour Zadig, le journaliste Christophe Boltanski a mené l'enquête sur des faits divers qui racontent la société française contemporaine, convoquant des peurs profondément ancrées et mobilisant des ressorts étonnamment similaires à ceux des siècles passés.

RetroNews : Quel est le sens de la démarche du magazine Zadig, qui vous a proposé de raconter la France, ou plutôt les France, à travers ses faits divers ? 

Chistophe Boltanski : Zadig est un magazine trimestriel qui a été créé par Éric Fottorino, avec l’idée de plonger au plus près des réalités françaises. Le projet m’a intéressé car, pour tout dire, je connaissais très mal la France – en tant que journaliste, j’ai surtout travaillé au Proche-Orient et en Afrique. La proposition m'a d'autant plus intéressé que le fait divers est un point d’entrée à mon sens irremplaçable : vous partez de trois lignes lignes dans un journal et vous découvrez un monde... 

Percevez-vous le fait divers comme un miroir de la société, le reflet des peurs d'une population à un moment donné ?

Les faits divers qui « prennent » sont en effet ceux qui font écho à des préoccupations de l'époque mais aussi parfois à des peurs très profondes, qui renouent avec des mythes et mobilisent des ressorts profonds. J’ai essayé de traiter à chaque fois des affaires passées sous le radar médiatique, des histoires qui, dans le meilleur des cas, avaient fait l’objet d’un entrefilet dans la presse. 

En tant que journaliste, j’ai toujours pensé que deux sortes d’histoires méritent d'être racontées, qui ont à voir avec les deux formes de dissimulation dont parle Edgar Allan Poe : la « lettre volée », celle qui a été placée parmi des semblables et qui devient donc invisible, et le mot « Atlantique » sur la carte du monde, tellement gros qu’on ne le remarque plus. Ce sont les deux types de sujets les plus intéressants à mon sens : les petits sujets, perdus parmi d’autres, et ceux qui prennent tellement de place qu'on ne les voit pas.

Certains faits divers mêlent à la fois des peurs anciennes, presque littéraires – la bohémienne voleuse d’enfants de Victor Hugo ou de Cervantès – à des peurs très modernes : les réseaux pédophiles, le trafic d’organes… Cette synthèse donne un cocktail détonnant, qui peut être particulièrement mobilisateur et se diffuser très rapidement sur les réseaux sociaux. 

Le fait divers qui a donné son nom à l'ouvrage est La Fermière tuée par sa vache. Pourquoi avoir choisi celui-ci parmi tous les autres ? 

Il y a quelque chose dans ce titre qui tient de la fable ou de l’absurde. Au début du siècle passé, l’écrivain Félix Fénéon tenait une rubrique dans le quotidien Le Matin, les « Nouvelles en trois lignes », des brèves qui, réduites à leur minimum, devenaient presque surréalistes. L’effet est un peu le même.

Mais en réalité, l’histoire de la fermière tuée par sa vache n’est pas anecdotique, elle raconte quelque chose de profond. Quand je me suis retrouvé à Lussan, petit village du Gers, je suis entré dans la ferme laissée intacte depuis la mort de la fermière. C'était très émouvant de se rendre compte que cette femme vivait comme dans les années 1950, dans des conditions très spartiates, sans poêle à bois, sans sanitaire – elle se lavait dans une bassine – au milieu d’un bric-à-brac de chapeaux, de journaux et de manuels de cuisine.

En parlant avec les gens du village, j’ai pu brosser le portrait d’une dame très solitaire, qui ne s'était jamais mariée, n’avait pas eu d’enfants, et avait développé une relation très forte avec ses vaches, les êtres avec lesquels elle passait le plus de temps. Son histoire se heurte aux grandes institutions et au droit : quand elle a pris sa retraite d'agricultrice, elle a été obligée de vendre ses vaches. La bétaillère vient donc un jour chercher ses bêtes. Or la réglementation européenne sur le bien-être animal interdit désormais de les entraver. Elle en pousse une puis deux dans le camion, mais tout à coup la panique s’empare de la troisième vache, celle-ci part au galop dans l’autre sens et piétine la fermière, qui meurt d’un écrasement du thorax.

La mort de la fermière, la dernière agricultrice du village à posséder des vaches, marque la fin d’un monde et d’une époque.

Vous racontez également comment une fête de village dans le sud de la France a frôlé le lynchage. Là encore, impossible de ne pas avoir en tête de nombreux précédents, notamment le célèbre et terrible lynchage d'Hautefaye...

Quand le rédacteur en chef de Zadig, François Vey, m’a proposé d’écrire sur les piqûres sauvages, je me suis demandé comment raconter cette histoire. Une vraie psychose s'était alors emparée des adolescents. Plus de 1 000 plaintes avaient été déposées, des enquêtes avaient été faites, les victimes supposées avaient été examinées par des médecins… Et tout cela n’avait rien donné.

Aucune substance nocive n’a été trouvée sinon celles que les victimes avaient reconnu avoir prises d’elles-mêmes, personne n’a été inculpé, aucun procès n’a eu lieu. On peut donc légitimement penser qu'il s'agit d’une rumeur qui s’est transformée en un fantasme collectif.

En cherchant comment traiter le sujet, j’ai trouvé une petite information sur la soirée dansante de Verzeille, dans l'Aude, qui avait tourné au drame. Les victimes en sont les personnes accusées d'avoir piqué, en l’occurrence deux jeunes Noirs. Dans ce village près de Carcassonne où cohabitent une population très ancienne et une population plus récente, il est très difficile d'être accepté. Cette fête, ressuscitée après avoir été interrompue pendant le Covid, devait être un moment de retrouvailles ; elle s’est finie par un lynchage épouvantable…

Les personnes qui vont être bientôt jugées sont les petits notables du village. Comment ces gens-là en sont-ils arrivés à vouloir en tuer d’autres sur la base d’une rumeur ? Dans toutes ces affaires, une sorte de panique collective s’empare d’une population, mais ici il y a aussi un préjugé raciste fort qui raconte quelque chose de notre société.

La rumeur des Roms ravisseurs d’enfants touche à l'un des ressorts les plus intemporels du fait divers et mobilise l'un des préjugés les plus ancrés envers une communauté... Comment avez-vous choisi de le traiter ?

J'avais lu il y a longtemps La Rumeur d’Orléans d'Edgar Morin, qui racontait comment, en mai 1969, s’était propagée la rumeur selon laquelle des jeunes filles utilisant les cabines d'essayage de magasins orléanais tenus par des Juifs auraient été droguées, kidnappées et prostituées dans le cadre de la traite des blanches.

Ce qui m’a surpris en étudiant cette affaire pour Zadig 50 ans plus tard, c'est de retrouver tout ce que décrit Morin sur la façon dont naît et se propage une rumeur, ses vecteurs – d'abord les jeunes puis les adultes, notamment ceux qui ont un poids social –, puis la manière dont les autorités tentent de la stopper.

Pour raconter cette rumeur, il faut la prendre au sérieux et remonter sa piste à la manière du Petit Poucet. Or un aspect fondamental de cette histoire, c’est qu’elle vise la communauté rom, celle qui suscite les haines les plus folles, et sur laquelle les hommes et femmes politiques peuvent dire tout et n’importe quoi sans risquer de s’exposer à la critique. Lors de l’attaque d’un squat par une foule déchaînée, les policiers s’interposent, interpellent, il y a un procès.

Ce qui m’a sidéré quand je me suis plongé dans le dossier, c’est que le nom des victimes n’apparaît nulle part ! C’est une population totalement invisible et massifiée.

Christophe Boltanski est journaliste et écrivain. L'ouvrage La fermière tuée par sa vache est paru aux éditions Autrement en mai 2024.