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Le procès du roman-feuilleton : l’affaire Beauvallon

le par - modifié le 01/03/2024
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« L’affaire Beauvallon », du nom d’un jeune journaliste accusé d’homicide volontaire sur un autre homme de presse, s’étale de mars 1845 à octobre 1847. Elle va dépasser le procès d’un seul homme pour devenir celui d’une profession, celui des journalistes et des feuilletons publiés dans la presse de grande consommation.

Une affaire construite en plusieurs épisodes

Le 7 mars 1845, un dîner rassemble au restaurant des Frères provençaux, à Paris, une vingtaine de journalistes et de comédiennes. Au cours de ce repas, Alexandre Dujarier, 29 ans, gérant du quotidien La Presse, où il dirige la « revue des feuilletons », boit trop.

Sous l’effet de l’alcool, il manque de respect à l’actrice Anaïs Lièvenne, maîtresse du fils de Victor Hugo. Plus tard dans la soirée, toujours ivre, il joue au lansquenet, perd et devient débiteur de Jean-Baptiste Rosemond de Beauvallon, 26 ans, lui aussi responsable d’une rubrique « Feuilleton » mais au Globe, journal concurrent de La Presse. Dujarier s’empresse de rembourser sa dette pour ne pas être l’obligé de son adversaire, envers lequel il se montre méprisant, écorchant sciemment son nom –  devenu dans sa bouche « Grandvallon ».

Le lendemain, deux hommes, le comte de Flers et le vicomte d’Équevilley, se présentent chez Dujarier en qualité de témoins de Beauvallon, qui demande réparation. Dujarier s’étonne mais accepte le duel, choisit un combat aux pistolets et désigne à son tour ses témoins, Arthur Bertrand et Charles de Boigne.

Le tout Paris trouve la susceptibilité de Beauvallon très exagérée et sous-entend que, en réalité, Le Globe veut affronter La Presse. Quelque temps auparavant, en effet, Dujarier avait engagé un procès contre le beau-frère de Beauvallon, Granier de Cassagnac, qui avait démissionné de La Presse pour rejoindre Le Globe, en laissant au journal une dette de 6 000 francs. Par ailleurs, deux mois plus tôt, Dujarier avait été débouté de sa plainte contre Félix Solar, gérant du Globe, qui lui avait fait du tort en critiquant dans un article son prospectus d’annonces de feuilletons.

Et le 11 mars, sur le pré́ du Bois de Boulogne, Beauvallon blesse mortellement, d’une balle dans la tête, Dujarier. Comme ce dernier ne savait pas se battre et compte tenu des motifs futiles du duel comme de la rivalité entre les deux journaux, une instruction est ouverte.

Le 6 juillet 1845, la Cour Royale de Paris rend un arrêt de non-lieu. Mais, moins d’une semaine plus tard, la Cour de cassation réexamine l’affaire et envoie Beauvallon devant la Cour d’assises de la Seine Inférieure sous l’accusation d’homicide avec préméditation.

Le 30 mars 1846, au terme de 5 journées d’audience mouvementées, où sont venues témoigner plusieurs personnalités du tout Paris, telle la danseuse Lola Montès, ex-maîtresse de Dujarier, Beauvallon quitte libre le tribunal. Il doit son acquittement à Alexandre Dumas, qui non seulement défend à la barre le duel mais affirme que l’hésitation de l’accusé à tirer, le fait d’avoir tenu le pistolet plus de quarante secondes, donc d’avoir eu la main tremblante, est incompatible avec la volonté de tuer.

Mais un homme, de Meynard, qui a assisté au procès de Rouen, affirme après coup à des proches que l’un des témoins de Beauvallon, le capitaine d’Équevilley, a menti, que les deux amis ont essayé les pistolets, prêtés par Granier de Cassagnac, le matin même du duel, ce qui est déloyal. Après plusieurs péripéties d’Équevilley, qui s’était soustrait aux poursuites par la fuite (et qui s’avèrera être un faux-vicomte), comparait, du 12 août au 14 août 1847, devant la Cour d’assises de la Seine pour complicité de meurtre et faux témoignage.

Alors que Beauvallon est entendu dans cette affaire comme simple témoin, le Président du tribunal le fait arrêter en pleine audience pour faux témoignage lui aussi, en vertu de l’article 330 du code pénal.

Du 8 au 10 octobre 1847, se tient, à la Cour d’assises de la Seine, le second procès de Beauvallon ; il sera finalement condamné à huit ans de prison, c’est-à-dire à la peine maximale pour un délit de faux témoignage.

Le procès du roman feuilleton, de ses auteurs et de ses commanditaires

Ainsi, « L’affaire Beauvallon » a-t-elle mobilisé au total treize jours d’audience et, sur toute sa durée, le roman-feuilleton, livré quotidiennement au rez-de-chaussée des journaux, de même que ses auteurs et ses commanditaires, n’ont pas cessé d’être mis en accusation.

Depuis l’augmentation, le 1er décembre 1844, du format de La Presse, Dujarier qui, avec Émile de Girardin, avait acquis huit ans plus tôt le titre aux enchères pour une somme dérisoire, avait trouvé le moyen de doper les ventes en proposant aux écrivains à succès d’éditer leurs romans par chapitres de son journal. Rosemond de Beauvallon négociait les mêmes contrats juteux au Globe.

De 1845 à 1847, les tribunaliers dénoncent régulièrement ces « fabricants de littérature en gants jaunes » qui ont fait trop vite et trop facilement fortune grâce à ces fictions sérielles. Ils déplorent le comportement de ces « pères aux écus » qui perdent chaque soir des sommes colossales au jeu ou dans les restaurants chics du Palais Royal, en compagnie de demi-mondaines et d’actrices qu’ils séduisent en leur écrivant des papiers de complaisance.

« Depuis que chaque matin voit naître une feuille nouvelle, nous voyons chaque jour s’épanouir au soleil une nouvelle couche de feuilletonnistes et de tartiniers politiques. Il est vrai qu’il en faut une quantité considérable pour suppléer la qualité. »

Mais la critique ne s’adresse pas qu’aux commanditaires de cette « écriture de l’interminable », elle vise également leurs auteurs.

« Né avec les journaux à 4 francs, le roman feuilleton a fini, de proche en proche, par envahir la presse entière. »

Le détracteur le plus virulent est l’écrivain Alfred Nettement qui, en janvier-février 1845, fait paraître dans plusieurs journaux, notamment dans la catholique et légitimiste Gazette de France des études critiques sur le « feuilleton-roman » et ses concepteurs. Il ne dénonce pas seulement une activité indigne qui détournerait la presse de sa mission de relais politique mais les effets de cette littérature de grande consommation sur le lectorat –tout spécialement sur les femmes. Selon lui, celles-ci, à la découverte des drames de Balzac, Dumas ou Gautier, s’exaltent et s’accoutument à des émotions que leurs maris ne peuvent satisfaire. Alors elles les trompent, quand elles ne les empoisonnent pas, telle Marie Lafarge.

« On n’en aurait point vu quelques unes arriver,  comme Mme Lafarge, jusque sur les marches de l’échafaud, Mme Lafarge, sur la table de laquelle on trouva un livre ouvert, le jour où on l’arrêta.

Et quel livre ! Vous le savez, Ariste. Un de ces livres qui arrivent détaillés en chapitres, au bas d’un journal… »

Le procès du duel

Dans ses articles, qu’il n’hésite pas à publier d’abord, lui aussi, au rez-de-chaussée des quotidiens, Alfred Nettement reproche également aux feuilletonistes, d’inciter les jeunes hommes à se battre en duel :

« Les émotions de cette vie de luttes et de combats où l’on joue, chaque jour, sa tête contre celle de ses adversaires, l’enivrent [le jeune homme] et l’exaltent [...] n’essayez pas de lui parler, il est tout entier à l’anxiété et aux émotions que fait naître dans son âme le duel de Max le bretteur, l’amant de Flore la rabouilleuse, contre Philippe le roué, l’infâme, le voleur, qui triomphe par la supériorité de la scélératesse et l’ascendant de la perversité. »

Et effectivement, au tribunal, un feuilletoniste comme Alexandre Dumas défend ardemment le code du duel.

Durant chacun des trois procès de Beauvallon, les présidents du tribunal comme les avocats généraux dénoncent, par contre, cette coutume et s’irritent du décalage existant entre le droit et la morale. Ils déplorent que le parquet la condamne presque systématiquement mais que les jurés d’assises ne suivent pas les réquisitoires, favorisant le code d’honneur au code pénal. Ils regrettent aussi que les journalistes et les romanciers, condamnant l’ancienne noblesse mais en adoptant les usages, soient les premiers duélistes.

Les exemples sont, en effet, nombreux. Pour s’en tenir aux proches de « l’affaire Beauvallon », en 1834, Alexandre Dumas affrontait par exemple au pistolet Frédéric Gaillardet, l’un de ses collaborateurs, au sujet de la paternité de la pièce de théâtre La Tour de Nesle… Six ans plus tard en Guadeloupe, Bernard Alphonse Granier de Cassagnac se battait à l’épée pour défendre l’honneur de son épouse…

Après la mort de Dujarier, en revanche, les journalistes commenceront à discréditer cette pratique, même dans La Presse, quotidien dont le patron, Émile de Girardin ayant déjà provoqué quatre duels, tuera lors du dernier son rival Armand Carrel, cofondateur du Constitutionnel.

Ainsi, ce quadruple procès, d’un homme, d’une profession en plein essor, d’un nouveau genre littéraire et d’une très ancienne coutume, semble-t-il à la fois le symptôme et le symbole de la condition masculine bourgeoise, en France, au XIXe siècle.

Myriam Tsikounas est historienne, spécialiste de l’histoire des représentations. Depuis septembre 2020, elle est professeure émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.