Le Droit, grand journal des tribunaux du milieu du XIXe siècle
Référence de l’actualité juridique française et anticipant la frénésie médiatique pour le fait divers, le quotidien Le Droit exerça une durable influence sur un large lectorat déjà séduit par les affaires criminelles.
En France, les journaux judiciaires chargés d’élargir la publicité des débats qui se déroulent au Palais de Justice émergent au cours du XIXe siècle. Le quotidien Le Droit, fondé en novembre 1835 par le patron de presse Armand Dutacq n’est plus, un siècle plus tard, qu’une feuille hebdomadaire de deux pages d’annonces légales absorbée, en 1938, par son concurrent La Gazette des tribunaux.
Mais, jusqu’à la Grande Guerre, cette publication est la référence en matière à la fois juridique et médiatique. Elle a, en effet, su séduire non seulement les professionnels de la justice mais un vaste lectorat amateur d’affaires criminelles. Pour réussir ce tour de force, ses rédacteurs ont mêlé astucieusement, dans chaque numéro, deux types d’écrits tout autres : des comptes rendus presque exhaustifs de procès jugés en cours d’assises, des « Chroniques » hétéroclites rassemblant d’une part des articles de fond rédigés par et pour des juristes, de l’autre des résumés divertissants de « causes » plaidées le plus souvent hors juridiction pénale.
Chroniquer fidèlement
Depuis la loi du 25 mars 1822, article 7, qui punit « l’infidélité et la mauvaise foi dans le compte rendu que rendent les journaux et écrits périodiques des séances des Chambres et des audiences des cours et tribunaux », la forme de la chronique judiciaire est contrainte. Le tribunalier doit observer et reproduire scrupuleusement les débats, non les commenter. Aussi ses écrits sont-ils substantiels et peuvent-ils couvrir, selon la durée du procès, plusieurs pages du Droit, voire donner lieu à des suppléments du quotidien ou à des livraisons par épisodes.
L’exactitude des propos est d’autant plus importante que ces textes seront partiellement réutilisés par d’autres : collègues de la presse généraliste qui ne se sont pas rendus sur place et qui, disposant de moins de colonnes, sont obligés de résumer les faits ; auteurs de « causes célèbres » et romanciers en quête d’histoires et de personnages.
Il est difficile de savoir précisément qui prend en charge ces articles anonymes mais l’équipe rédactionnelle du Droit est essentiellement composée, à Paris comme en province, d’avocats et de notaires venant chercher au prétoire un complément de salaire.
Jusqu’à la « Grande Guerre », les débats d’assises sont sténographiés. Pour les affaires criminelles les plus importantes, Le Droit peut recourir ponctuellement à des agences de sténographes qui lui remettent ensuite une transcription, à améliorer par l’un des journalistes. Mais le plus souvent ce dernier, connaissant la sténo ou capable d’écrire très vite à partir de son propre système d’abréviations, travaille seul. En réalité, il ne saisit pas toutes les paroles à la volée. Le greffier lui transmet l’acte d’accusation et les défenseurs lui remettent parfois leurs notes de plaidoirie.
Quelle que soit la manière de procéder, le tribunalier ne restitue jamais l’intégralité des débats. Mal installé, écrivant souvent sur ses genoux ou sur une tablette, il ne comprend pas tout ce qui est dit. S’il n’est pas relayé à un moment donné par un confrère, il ne peut rester vigilant pendant 10 ou 11 heures d’affilée. Par ailleurs, durant les années couvertes par Le Droit, de nombreux accusés et témoins ne s’expriment pas en français mais en patois et dialectes, traduits approximativement.
Le tribunalier est encore soumis à d’autres impératifs. Il doit non seulement noter ce qu’il entend mais consigner les réactions de la salle et des différents protagonistes du drame. Inversement, pour ne pas agacer son lecteur, il élude ce qui se répète ou lui semble ennuyeux. De ce fait, réquisitoires et plaidoyers sont fréquemment limités à quelques morceaux choisis.
Le rédacteur élimine également les scories, gomme les onomatopées, censure les propos trop crus et ne laisse aux insultes que leur première lettre suivie de trois petits points.
Même si sa marge de manœuvre est étroite, il doit trouver le moyen de passionner son public et de lui donner l’illusion d’assister au vrai procès.
Dans les affaires les plus exceptionnelles, déjà bien connues du lecteur car elles font depuis plusieurs mois la Une de la presse généraliste, quelques jours avant l’audience, il délivre des informations que les autres quotidiens n’ont pas pu se procurer, notamment des détails sur la fin de l’instruction.
Dans tous les autres cas le tribunalier ouvre son récit aux marches du palais de justice et, pour suggérer l’intérêt de l’affaire, constate la présence d’une foule nombreuse puis rappelle que le président des assises, littéralement harcelé, n’a pu répondre à toutes les demandes qui lui ont été adressées.
Il désigne ensuite les personnalités prenant place dans la salle et s’étonne de la sur-présence des femmes, curieuses et oisives, qui confondent prétoire et théâtre. Pour souligner l’affluence, le rédacteur peut même mentionner les aménagements qui ont dû être faits, comme l’ajout de tribunes ou de bancs.
Dans un troisième temps, il détaille les pièces à conviction, qui donnent une réalité au meurtre : les vêtements ensanglantés de la ou des victimes, l’arme du crime, les photos prises à la morgue des morts défigurés…
Pour rendre ce procès captivant, le journaliste doit également brosser le portrait de l’accusé qui vient s’asseoir dans son box, encadré par deux gendarmes. Il souligne le plus souvent le singulier décalage entre le haut et le bas du visage de l’assassin, entre son apparence fragile et la force dont il a dû faire preuve pour réaliser un tel carnage. Il traque sur son corps des indices de sa culpabilité, qu’il croit déceler dans « ses mains d’étrangleur » ou dans « son agilité hors du commun ».
Ultérieurement, le tribunalier se fait oublier mais privilégie le discours direct pour rendre les interrogatoires les plus vivants possibles. Il indique aussi, entre parenthèses, les réactions de l’auditoire et les ambiances sonores : silence, brouhaha, rires, étonnements et indignations...
Il reparaît pendant la délibération des jurés et la mention de l’heure tardive, de l’obscurité ou du mauvais éclairage donnent à la salle un aspect lugubre qui dramatise le verdict.
Pour ménager le suspens, les journalistes segmentent fréquemment les journées d’audiences. Ils laissent pour le lendemain les deux ou trois derniers témoignages de l’après-midi, affirmant faussement : « le défaut d’espace nous oblige à renvoyer au prochain numéro... »
Ils fabriquent ainsi un feuilleton judiciaire et les audiences passent d’une écoute directe, par un public dense, sensible au grain d’une voix et au plaisir trouble de se trouver en présence de l’accusé à une découverte différée et biaisée, par des lecteurs solitaires qui ignorent parfois tout de l’ambiance du prétoire et dont la curiosité́ n’est retenue que par l’exercice de style du chroniqueur.
Informer et distraire
Si les comptes rendus livrés dans la rubrique « Juridiction criminelle » sont écrits essentiellement pas des juristes, les articles regroupés sous le terme générique « Chronique » sont rédigés, selon leur finalité informationnelle ou divertissante, par des magistrats ou par des hommes de lettres qui, parfois, les signent.
Les premiers peuvent n’avoir pour destinataires que le monde judiciaire à qui ils expliquent précisément les principes du droit à l’étranger ou l’enjeu de lois récentes.
À l’instar de La Gazette des tribunaux et, à partir des années 1880, de La France judiciaire, Le Droit est, en effet, un véritable complément des grands recueils de jurisprudence, comme en atteste une audience du 28 novembre 1835 durant laquelle la première Chambre de la Cour royale de Paris devait répondre à la question de savoir si l’on peut poursuivre l’interdiction d’un mineur avant qu’il soit pourvu d’un tuteur.
Cette rubrique hétéroclite fournit aussi des notices très détaillées sur le fonctionnement de la justice et de la police dans de nombreux pays, sur « La législation antique » ainsi que sur le parcours d’anciens avocats et jurisconsultes célèbres, tels Berryer, Mirabeau ou Pithou.
D’autres textes, s’étalant sur deux ou trois colonnes, renseignent, plus largement, sur des questions de société susceptibles d’intéresser à la fois les professionnels du droit et les simples citoyens à qui ils font découvrir la « Colonie agricole pour les jeunes détenus établie à Mettray » ou les mauvais traitements infligés à des vieillards dans « Une maison de retraite à Vanves-Malakoff ». L’histoire n’est pas en reste avec de nombreux portraits de criminels des siècles passés et « Procès célèbres d’autrefois ».
Les seconds types d’écrits regroupés dans la « Chronique » sont des résumés d’affaires relevant de juridictions civiles, tribunal de première instance et police correctionnelle notamment. Ici, le rédacteur n’a pas suivi le procès et s’appuie, pour le relater, sur un article déjà paru dans la presse locale, régionale ou étrangère, ou sur les notes, télégraphiées par un collaborateur dépêché sur place.
Les délits rapportés, souvent mineurs et banals, sont traités de façon beaucoup plus souple et légère que les comptes rendus d’assises. Si, là aussi, le déroulement chronologique des débats est respecté, le ton n’est plus neutre : c’est le style enlevé qui pimente ces petits drames du quotidien. Un adage ou un dicton issu du bon sens populaire fournit l’accroche. Ensuite, après un bref rappel des faits, le journaliste laisse défiler à la barre les « gens de peu » dont il raille les manières et le verbe en accentuant le décalage entre le langage soutenu du président, qui interroge, et l’expression familière de l’accusé ou du témoin qui répond en multipliant les termes patoisants et les a-grammaticalités, quelquefois même répond à côté car il est sourd ou ne comprend pas les termes utilisés.
L’incident peut aussi être relaté pour son caractère insolite, voire saugrenu, quand il ne s’agit pas d’un charivari : morte ressuscitée, avocat voulant plaider la main gantée ou employé du métropolitain qui frappe un usager.
Ainsi, grâce au Droit, la magistrature, garante de l’ordre social, peut-elle non seulement valoriser ses métiers mais exercer une influence morale durable, en façonnant subrepticement l’opinion des lecteurs.
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Myriam Tsikounas est historienne, spécialiste de l’histoire des représentations. Depuis septembre 2020, elle est professeure émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.