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Le Petit journal, grand inventeur de la presse populaire

le par - modifié le 04/09/2023
le par - modifié le 04/09/2023

Avec sa ligne éditoriale tournée vers les classes laborieuses et ses rubriques ayant souvent le « courage d’être bêtes », le Petit journal fut le quotidien le plus lu de la seconde moitié du XIXe siècle. Quant à ses méthodes, elles feront flores dans toute la presse du siècle suivant.

En 1863, avec Le Petit journal, la presse quotidienne amorce une révolution, marquée par des tirages fabuleux et un modèle inédit : le journal est conçu comme une entreprise industrielle qui cherche le profit et le public devient une clientèle qu’il importe de satisfaire et de fidéliser.

Son fondateur, le banquier Moïse Polydore Millaud, fait un pari. Grâce aux progrès de l’instruction s’ouvre l’immense marché des « gens du peuple », du petit boutiquier, du cafetier, du domestique, du concierge, de l’ouvrier qualifié ou du paysan instruit, négligés par les quotidiens de l’époque. Ils sont déjà conquis par la lecture des « canards », ces petits périodiques nourris de faits divers et de récits extraordinaires : il faut leur proposer un quotidien qui reprendra les mêmes recettes à un prix dérisoire, un sou (5 centimes) par numéro, avec des contenus qui les inciteront à l’acheter tous les jours.

Le pari est bientôt gagné : en janvier 1864, après moins d’un an d’existence, Le Petit journal atteint les 100 000 exemplaires, bien plus que tous ses concurrents. En avril 1865, il en est à 200 000 exemplaires. Rien, désormais, ne semble plus l’arrêter.

La stratégie de conquête

Millaud, fils de petits commerçants juifs de Bordeaux, connaît bien la petite presse qui lui sert de modèle. Il a même publié L’Audience (1839-1846), feuille judiciaire à l’origine, transformée en journal de faits divers. Il y a fait débuter Léo Lespès, bientôt vedette du Petit journal. Puis il a profité de la prospérité du Second Empire pour se lancer dans la banque d’affaires.

Le quotidien qu’il fonde le 1er février 1863 s’inscrit dans une stratégie industrielle et commerciale nouvelle dans la presse. D’emblée, Millaud mise sur le nombre : le bas prix du Petit journal sera compensé par l’abondance des acheteurs. Les couches populaires ne pouvant pas se permettre de souscrire aux abonnements des quotidiens, trop onéreux, il décide de casser les prix, avec des abonnements deux, trois, quatre fois moins chers que ses concurrents. Il y ajoute surtout la possibilité d’achat au numéro dont la part, au fil du temps, ne cesse d’augmenter. Il mise aussi sur la publicité et, bientôt, les murs se couvrent du nom du nouveau quotidien.

Pour éviter de vendre à perte, Millaud doit absolument réduire les coûts. Alors que le format des journaux a tendance à s’accroître pour y concentrer un maximum d’informations sur deux pages, il fait le choix inverse : le demi-format (43 X 30 cm) sur quatre pages. Il opte pour un quotidien du soir (de l’après-midi, en fait), pour éviter les frais qu’occasionne le travail de nuit à l’imprimerie. Il fait du Petit journal un quotidien « non politique », ce qui lui permet d’échapper au droit de timbre, imposé en 1856 par Napoléon III pour contraindre la presse d’opposition, et de bénéficier du transport par ballots collectifs et messageries privées, moins chers que la poste. Comme il l’explique dans le numéro « spécimen » de janvier 1863, Le Petit journal « n’aspire ni à modifier l’ordre social, ni à donner des leçons au pouvoir » et se tiendra à l’écart de toute « polémique ».

Mais cela n’est pas suffisant : il faut rationaliser la production et la distribution afin de compresser les dépenses et augmenter les ventes. C’est pourquoi, Le Petit journal, en 1867, adopte la rotative Marinoni qui, si elle nécessite une mise de fonds importante, permet de gagner du temps (impression en recto-verso), de fabriquer le quotidien dans un seul atelier, de diviser par deux le nombre d’ouvriers (et donc le coût salarial), tout en assurant une augmentation substantielle des tirages.

De rapides perfectionnements permettent à la rotative d’imprimer 50 000 à 60 000 exemplaires en trois heures : il suffit ensuite, à condition d’en avoir les moyens financiers – Millaud en est pourvu – d’acheter plusieurs machines et de les faire tourner en batterie.

Millaud ne manque pas d’idée pour faire connaître son quotidien : il demande aux kiosquiers de proposer à leurs clients de leur rendre la monnaie de 5 centimes sous forme d’un exemplaire du Petit journal !

Des crieurs aux colporteurs

Encore faut-il diffuser le journal. Le pari de la vente au numéro suppose une stratégie exigeante. A Paris, il y a bien des kiosques dans les jardins publics ou sur les grands boulevards, mais on en compte moins d’une centaine lorsque Le Petit journal apparaît. A cet égard, notons que Millaud ne manque pas d’idée pour faire connaître son quotidien : il demande aux kiosquiers de proposer à leurs clients de leur rendre la monnaie de 5 centimes sous forme d’un exemplaire du Petit journal !

La principale innovation reste cependant la mise en place d’un véritable service des ventes. Vers 16h30, des centaines de vendeurs se pressent au siège du journal. Certains viennent chercher des paquets de journaux pour les apporter aux kiosquiers, des crieurs prennent des exemplaires sous le bras et haranguent le passant, d’autres encore s’en emparent pour les vendre sous une porte cochère. Millaud sait motiver les troupes : les vendeurs paient 60% du prix d’un paquet de 100 journaux, soit un bénéfice de 40% s’ils écoulent tout, le double de ce qu’offrent les concurrents.

Néanmoins Le Petit journal ne peut être viable qu’en conquérant la province, ce qui se fait lentement, et n’est vraiment effectif que dans les années 1870-1880. Au bout de l’offensive commerciale, les résultats sont là : au tournant du siècle, les trois quarts des lecteurs habitent hors de Paris.

Très tôt, Millaud comprend tout l’avantage à tirer du chemin de fer et cale les horaires de fabrication sur le départ des trains. La distribution des numéros s’articule sur un réseau complet de dépositaires locaux, de correspondants et de vendeurs ambulants qui en assurent le maillage. Le colporteur (on en compte déjà 1 200, en 1866), qui distribuait déjà les petits périodiques populaires, crée l’attente et l’habitude du quotidien dans les campagnes qui contribue ainsi à leur désenclavement. A cela s’ajoutent les bibliothèques de gares de la maison Hachette où le voyageur peut trouver Le Petit journal au côté des livres. La direction envoie même sur place des inspecteurs des ventes pour favoriser l’organisation de la distribution.

Fidéliser la clientèle populaire

Mais tout cela ne serait rien sans l’adaptation des contenus à la clientèle-cible. Le Petit journal invente un ton familier et un style au vocabulaire simple qui attire le mépris des élites mais répond aux attentes des lecteurs, dont beaucoup apprennent à lire grâce au quotidien. Il aère aussi sa maquette et adopte des caractères plus gros que ses concurrents, toujours dans le but d’en faciliter la lecture.

Que trouve-t-on dans le journal ? Ce qui est censé intéresser les couches populaires. « Écoutez dans les omnibus, en chemin de fer, dans la rue », recommande Millaud à ses collaborateurs, ajoutant : « Soyez au courant de toutes les découvertes, de toutes les inventions, vulgarisez les choses qui vont s’enfouissant dans de lourdes revues ». Il termine avec un conseil qui fleure la provocation : « Ayez le courage d’être bêtes ».

Si la politique ne fait son entrée qu’après la chute de l’Empire, trois genres apparaissent comme la marque de fabrique du Petit journal, à commencer par la chronique où l’actualité, toujours liée à la vie quotidienne des petites gens, est distillée sous forme de causerie – de bavardage, disent ses détracteurs – où, aussi, s’exerce l’art de passer du coq à l’âne. Léo Lespès, qui signe du pseudonyme de Timothée Trimm, en est le maître d’œuvre. Ses propos, parfois, peuvent occuper deux pages. Son succès est tel qu’en 1869 Le Petit Moniteur l’arrache à prix d’or. Mais la chronique reste en « Une », désormais signée d’un pseudonyme collectif, Thomas Grimm (Henri Escoffier, le rédacteur en chef, Achille Dalsème, etc.).

Le deuxième grand ingrédient de la recette éditoriale est le fait divers, sous toutes ses formes. Là, surtout, se distingue l’héritage des « canards ». Tout y passe : les incendies, les vols, les fêtes, la mort des hommes illustres, les accidents et, bien sûr, les meurtres. A l’automne 1869, l’ « horrible crime de Pantin », désormais plus connu sous le nom d’affaire Troppmann (crime familial de six personnes, ponctué de rebondissements) tient les lecteurs en haleine pendant plusieurs semaines, s’étale parfois sur trois pages et fait battre des records de tirages : plus de 400 000 exemplaires.

Enfin, s’il ne l’invente pas, Le Petit journal démocratise le roman-feuilleton qui occupe chaque jour le rez-de-chaussée de la « Une » : Paul Féval et son Capitaine Fantôme, Alexis Ponson du Terrail et sa Résurrection de Rocambole, Émile Gaboriau qui, avec son célèbre « Monsieur Lecoq », crée le roman policier, font monter les ventes.

Grandeur et déclin

La réussite du Petit journal se traduit en chiffres. Fin 1880, avec 598 000 exemplaires, Le Petit journal représente près de la moitié des dix plus gros tirages des quotidiens parisiens : 3,5 plus de la Petite République, 5 fois plus que La Lanterne, 6 fois plus que Le FigaroCe triomphe populaire s’exhibe dans les rues de Paris avec l’achat, en 1868, d’un nouveau siège, au 61 rue La Fayette. En façade est symboliquement accroché un énorme sou, le sou grâce auquel Le Petit journal a assuré la conquête de la clientèle, le sou qui a fait gagner son pari à Millaud.

Cependant, le quotidien traverse plusieurs crises, notamment en 1873, lorsqu’il se retrouve au bord de la faillite. Les imitateurs sont nombreux et la concurrence rude. Un à un les quotidiens parisiens passent à un sou et à la vente au numéro. Sa clientèle populaire est désormais contestée par de nouveaux titres, et notamment Le Petit Parisien qui fait exploser les tirages. En 1904, Le Petit journal, dépassé par le précédent, ne peut plus s’enorgueillir d’être en tête des ventes. Alors, comme un clin d’œil, il ajoute à sa manchette « le plus répandu, le mieux renseigné ».

Le Petit journal, cependant, tente de s’adapter. Le 6 décembre 1890, il transforme son « supplément du dimanche » (apparu en 1884), en « supplément illustré », paraissant tous les vendredis avec, couvrant la couverture, cinq dessins enchevêtrés en couleur, sur un fait divers retentissant, « le drame de Rouen ». « Il vous faut du nouveau ?... Eh bien ! voici », s’enthousiasme Simon Levrai, en présentant la nouvelle formule, nourrie de récits.

Pourtant, Le Petit journal, si innovant autrefois, finit par prendre du retard. Il passe sur 6 pages en 1902, après ses rivaux, et ne publie sa première photo en « Une » que le 15 septembre 1905, soit deux ans après Le Petit Parisien. Il perd le monopole de la clientèle populaire. En novembre 1912, avec 850 000 exemplaires, Le Petit Parisien (1,3 million) et Le Journal (1 million) le dépassent.

Il a montré la voie, a habitué le peuple à lire le journal, a révolutionné la presse, l’a ancrée dans la culture populaire. Mais, cinquante ans après sa création, le souvenir du magicien Millaud apparaît déjà bien lointain.

Christian Delporte est historien des médias et de la communication politique. Il est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles-Saint-Quentin.