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Le Matin, « grand » oublié de la presse française ?

le par - modifié le 15/11/2023
le par - modifié le 15/11/2023

Célèbre quotidien de la Belle Époque au tirage dépassant le million d’exemplaires, archétype de la « presse vénale » décriée par le camp socialiste, Le Matin fut critiqué pour sa déontologie toute personnelle de même que pour les frasques de son patron mégalomane.

À la veille de la Première Guerre mondiale, la presse quotidienne française est dominée par quatre titres, bientôt appelés les « quatre grands » : Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin et Le Journal (respectivement lancés en 1863, 1876, 1884 et 1892). À eux seuls, ils représentent 40% des 10 millions d’exemplaires quotidiennement tirés par les journaux parisiens ou régionaux.

Parmi eux, Le Matin a une trajectoire particulière : lancé comme le premier quotidien « à l’américaine » en France, il peine à s’implanter avant d’être contrôlé par un affairiste sans scrupules : Maurice Bunau-Varilla, son patron tout-puissant à partir de 1903. Ce dernier est autant attiré par l’argent que par le pouvoir. Maître chanteur notoire, homme d’affaires aux tendances mégalomaniaques, Bunau-Varilla exploite à plein la popularité grandissante du Matin jusqu’à la Première Guerre mondiale, et croit pouvoir continuer à agir de la sorte après la guerre. Il ne voit pas son entreprise décliner et finit par donner la priorité à son combat politique, clairement ancré à l’extrême droite dans les années 1930. De manière logique et attendue, Le Matin sombre ainsi dans le collaborationnisme sous l’Occupation, incarnant la « presse pourrie » que les Résistants veulent éradiquer à la Libération.

L’existence de ce quotidien majeur de la Troisième République (tiré jusqu’à 1,7 million d’exemplaires par jour en 1917) a été quelque peu refoulée après la Seconde Guerre mondiale. Au point que lorsqu’un journal d’orientation socialiste intitulé Le Matin de Paris est lancé en 1977, plus personne ne semble se souvenir du sulfureux Matin d’avant-guerre.

Pourtant, le quotidien dont les immeubles du boulevard Poissonnière sont repeints en rouge flamboyant en 1906 (ce qui lui vaut le surnom de « Maison rouge »), a accompagné la vie des Français pendant un demi-siècle, de manière souvent tonitruante et spectaculaire. Le « premier » Matin, de 1884 à 1897, financé par des hommes d’affaires américains puis récupéré par une équipe française formée autour d’Alfred Edwards (directeur et rédacteur en chef), brille surtout par les affaires dans lesquelles il est impliqué. 

Entre 1886 et 1888, par exemple, Edwards n’hésite pas à faire chanter (comme d’autres) la compagnie chargée de la construction du canal de Panama, qui a besoin de l’autorisation des députés pour lancer un emprunt en France afin de renflouer ses caisses. 

« [P]our sauver momentanément une compagnie en détresse, il serait monstrueux de voir les élus du peuple voter une loi destinée à remplir pour quelque temps les coffres sans fond du Panama », 

commence par affirmer Le Matin, le 7 juillet 1886. 

Quelques pots-de-vin plus tard (révélés par l’enquête parlementaire sur le scandale de Panama, en 1893), le ton change : « Que l’on se rassure, le Panama est solide », se ravise le journal dans son numéro du 28 novembre 1888. 

À l’époque, ce genre de manœuvres est relativement courant. La loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 est tellement libérale sur le plan économique que pratiquement aucun garde-fou n’empêche un affairiste d’utiliser son journal pour défendre ses intérêts ou monnayer son influence. Le chantage était déjà, au milieu du XIXe siècle, une spécialité des feuilles de Bourse destinées aux spéculateurs. Au moment où se développe une presse de masse, ces pratiques s’étendent à certains journaux généralistes comme Le Matin.

Toute la presse n’est pas concernée, mais l’affaire de Panama révèle l’étendue d’un vaste système de corruption, depuis le Parlement jusqu’au monde de la banque, en passant par certaines salles de rédaction. 

C’est grâce au chantier de Panama, justement, que Maurice Bunau-Varilla fait fortune (en partie frauduleusement), avant d’investir dans Le Matin. Son frère, l’ingénieur Philippe Bunau-Varilla, continue de son côté à promouvoir la construction du canal auprès des États-Unis ; grâce à son frère, il dispose à Paris d’un quotidien toujours prêt à soutenir ses manœuvres, jusqu’à l’inauguration du canal en 1914.

Après une phase intermédiaire pendant laquelle l’homme d’affaires Henry Poidatz transforme Le Matin en grand journal populaire, Maurice Bunau-Varilla (surnommé « Bunau-Panama ») prend le contrôle financier de l’entreprise en 1903. En prenant soin de rester dans l’ombre, il feint d’être seulement son « actionnaire majoritaire » (comme il aime à le rappeler), et prétend ne jamais intervenir dans le contenu rédactionnel. En réalité, le journal est entièrement aux mains de ses hommes de confiance, à commencer par le rédacteur en chef Stéphane Lauzanne.

Commence alors la période d’ « âge d’or » du Matin, tant sur le plan de sa rentabilité que de son influence. Bunau-Varilla, qui adopte la devise « mon fauteuil vaut trois trônes », fait trembler ministres et chefs d’États. Sa campagne de chantage la plus célèbre est celle qu’il mène contre le roi des Belges, Léopold II, en 1904.

Ce dernier exige de la compagnie des chemins de fer du Congo – dont le patron de la Maison rouge est actionnaire – une réduction des tarifs, dont la seule éventualité suffit à faire baisser le cours des actions de la société. Aussitôt, le souverain belge est la cible d’une série d’articles signés François-Ignace Mouthon, chargé de dénicher tous les éléments (y compris intimes) pouvant nuire à l’adversaire de Bunau-Varilla. « La fin d’un roi », annonce ainsi Le Matin le 6 mars 1904. À la fin du mois d’avril, Léopold II capitule et se montre plus conciliant envers la compagnie ferroviaire. Le cours des actions remonte immédiatement ; Bunau-Varilla exulte. 

Cette campagne n’est qu’un exemple parmi d’autres. Il devient notoire que Le Matin est un organe d’influence entre les mains d’un maître chanteur redoutable – notamment parce que François-Ignace Mouthon révèle au public certaines opérations auxquelles il a lui-même participé, dans un pamphlet qui fait grand bruit en 1908. Cela n’empêche pas le quotidien de fidéliser un lectorat nombreux, attiré par son ouverture internationale, son sensationnalisme, ses feuilletons, ses jeux-concours et son autopromotion tapageuse.

Et pendant que Bunau-Varilla œuvre en coulisse, Le Matin développe un style patriotique qui lui est propre, rejetant à la fois la neutralité du journalisme d’information et l’engagement partisan. L’éditorial du 19 juin 1904 résume cette position :

« Pour nous, le journalisme n’est plus cette entreprise compassée, mystérieuse et vaine, où l’on a vu longtemps s’épuiser des talents prestigieux et même de purs génies, pour la conquête d’un portefeuille ou pour le triomphe d’un parti : c’est une carrière qui ne peut avoir d’éclat et de noblesse qu’à la condition d’unir désormais en toutes circonstances le pouvoir de ceux qui écrivent à la puissance de ceux qui produisent. […]

[N]ous en concluons qu’il faut mettre directement la presse en relations étroites avec le peuple, afin que le quatrième État dont on a tant parlé sorte enfin des limbes et s’organise au grand soleil. »

Le « peuple » dont Le Matin prétend se faire le porte-parole est différent de celui que défend le mouvement ouvrier de la « Belle Époque ». Il s’agit de ceux qui travaillent en se tenant loin des grèves et des syndicats, et qui composent l’ensemble des « honnêtes gens » et des « bons Français » que le journal oppose aux militants et aux agitateurs, mais aussi à un personnel politique jugé inefficace.

Seul l’intérêt national est censé guider l’action du Matin, dont le patriotisme se mue en nationalisme antiallemand au moment où la guerre éclate, en 1914. La Maison rouge se fait alors le chantre de l’ « union sacrée », à l’unisson de l’ensemble de la presse dite d’ « information ».

Mais l’envolée des tirages masque la fragilisation du modèle économique sur lequel reposait jusque-là le succès du Matin, notamment à cause de l’augmentation des frais de production. Surtout, la formule d’avant 1914 s’avère inadaptée au contexte des années 1920 : Le Matin, comme d’autres titres, voit son image dégradée par la propagande à laquelle il s’est livré pendant le conflit, et par les attaques venues de la gauche contre la « presse vénale » (qui s’intensifient en 1923, lorsque L’Humanité commence à divulguer les documents prouvant la corruption d’une partie des journaux français – dont Le Matin – dans l’affaire des emprunts russes). 

Alors que les tirages de son quotidien déclinent à partir du milieu des années 1920, Bunau-Varilla semble sombrer dans une sorte de délire mégalomaniaque. Persuadé d’avoir trouvé avec le Synthol (un produit inventé par un pharmacien d’Orléans) une solution miracle, il investit dans sa production et sa commercialisation et tente d’en imposer l’utilisation à ses proches, dont certains hommes politiques (comme l’ancien président de la République Raymond Poincaré).

L’obsession du patron septuagénaire du Matin fait le tour des rédactions, des ministères et même de certains cercles diplomatiques. Les services de la Wilhelmstrasse, tout particulièrement, voient dans cette lubie un moyen de s’assurer du soutien d’un important quotidien parisien dans la politique de rapprochement franco-allemand. On fait ainsi miroiter à Bunau-Varilla la commercialisation du Synthol outre-Rhin (une société Synthol-Allemagne est même créée à Berlin en 1926), tant que Le Matin est utile à Gustav Stresemann (ministre des Affaires étrangères de 1923 à 1929). 

À partir du début des années 1930, le quotidien du boulevard Poissonnière s’effondre sur le plan commercial, dépassé par une presse plus moderne et attractive qu’incarne Paris-Soir. Surtout par anticommunisme, Le Matin vire de plus en plus à l’extrême droite, comme le révèle notamment son attitude à l’égard du Front populaire (une manchette prévient ainsi les lecteurs, le 26 avril 1936 : « Électeurs, attention ! À la fin de chacun de leurs discours, les communistes agitent un mètre de ruban tricolore. Ne vous y laissez pas prendre. C’est le lacet qu’ils se disposent à vous passer autour du cou. »)

Mussolini puis Hitler séduisent par ailleurs l’équipe dirigeante du journal. Chacun d’eux aura droit à une interview complaisante.

Après une courte parenthèse belliciste ouverte par la déclaration de guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939, l’Occupation donne l’occasion à Maurice Bunau-Varilla, assisté de son fils Guy, de faire reparaître Le Matin à Paris avant même la signature de l’armistice. Débarrassée de ses concurrents, l’entreprise renoue temporairement avec les profits, artificiellement gonflés par les subventions de l’Occupant et de Vichy. Le Matin sombre alors dans le collaborationnisme le plus total.

Maurice Bunau-Varilla meurt (en se suicidant ?) le 1er août 1944, échappant ainsi à l’épuration, contrairement à son fils, à Lauzanne ou encore à Jacques Ménard – le dernier directeur politique du journal, qui s’est réfugié à Sigmaringen. Symbole de la presse « collabo », Le Matin, dont les locaux ont été réquisitionnés par des équipes de résistants à la Libération, fait partie des nombreux titres parisiens qui n’ont plus le droit de paraître.

Par ses travers et ses excès, le quotidien de la Maison rouge ne serait-il qu’une exception dans un paysage médiatique globalement plus conforme à l’idéal républicain d’une presse libre ? Parmi les grands titres d’information de la première moitié du XXe siècle, Le Matin se distingue, en effet, par son instrumentalisation parfois grossière. Cependant, une fois replacé dans les rapports d’influence liant le journalisme, le monde des affaires et les milieux dirigeants, il apparaît surtout comme le cas extrême d’une presse structurellement tiraillée, à des degrés divers, par des logiques économiques et politiques, loin de la mythologie journalistique qui a commencé à se développer au cours du XIXe siècle.