Geneviève Tabouis, reportrice de choc à la SDN
Durant les années Trente et ses incessants remous diplomatiques, Geneviève Tabouis, figure illustre de la presse française, tenait pour L’Œuvre une chronique relatant les derniers événements survenus à la Société des nations. Ses « inquiétudes » : Allemagne nazie, Italie fasciste.
Bien avant de devenir une voix fameuse de la radio à partir du début des années Cinquante, Geneviève Tabouis (1892-1985) fut une journaliste importante des années 1930.
Rédactrice de politique étrangère au journal radical L’Œuvre à partir de 1933, ses articles étaient certes attendus par ses lecteurs mais également suivis par le personnel politique français et international, qui y trouvait matière à réflexion ou y dénichait des informations dont il pouvait ensuite user. Quant à ses confrères de part et d’autre de l’échiquier politique, ils surveillaient assidûment ses papiers, pour s’en emparer comme source ou pour les tancer véhémentement. En résumé, elle appartenait à cette classe aristocratique de journalistes qui détenait le pouvoir de –parfois – influer sur la pluie et le beau temps de la vie politique.
Commentatrice des divers événements internationaux, Geneviève Tabouis endossait aussi parfois des habits de reportrice. Si ce travail de terrain l’entraînait sur des routes géographiquement multiples, il le menait aussi dans un cadre singulier, celui de l’Assemblée de la Société des Nations (SDN), instituée par le Traité de Versailles (1919) et sise en Suisse, à Genève.
Déjà accréditée à la SDN dans la décennie précédente, de toutes ou presque les sessions et conférences dans les années 1930, Geneviève Tabouis maîtrisait les usages de cette institution juridique internationale, ses mécanismes, son fonctionnement. La fréquentation de Genève lui permettait aussi de rencontrer – et d’interviewer – des personnalités-clés de la politique européenne et internationale, des dirigeants de pays, des délégués de la SDN ou des seconds couteaux évoluant dans l’ombre des cabinets ou des ambassades. En 1938, elle sera élue vice-présidente de l’Association internationale des journalistes accrédités auprès de la SDN. Elle aura été l’une des deux femmes ayant accédé à un tel poste.
Nous allons donner un aperçu de ses reportages « genevois », du second trimestre 1933 après l’accession de Hitler au pouvoir, au dernier trimestre 1935, début du conflit italo-éthiopien. Ils mêlent à la fois souci de la retranscription de l’atmosphère, portraits des délégués, citations d’extraits de discours, éléments politiques factuels ou censés être confidentiels, données juridiques, ainsi que des réflexions de la journaliste quant au devenir de l’Europe et du monde.
« Voyons les faits », invite Geneviève Tabouis dans l’exorde de son reportage du 28 mai 1933. Ce sont en effet eux, minutieusement, précisément, qui sont au cœur de ses articles ; ce sont eux qui conditionnent l’élaboration de son argumentation, les certitudes qu’elle formule, les hypothèses qu’elle avance.
Ces faits, elle les recueille jusqu’au dernier moment, afin d’être la plus complète possible, et que le lecteur soit tenu informé des tout derniers événements. Elle s’empresse de le faire savoir à ce dernier, qui ressentira par conséquent de la fierté à lire un journal dont les « dernières nouvelles » n’ont que quelques petites heures. L’incipit de son article du 25 mai 1935 combine ainsi l’évocation des ultimes informations et la mise en scène du métier de reporter, toujours sur le qui-vive et dont le rythme de vie est tout entier dédié à la délivrance de l’information :
« A l'heure où nous téléphonons – près de minuit – le Conseil se réunit pour enregistrer définitivement l'accord italo-éthiopien, ou plus exactement clore le différend anglo-italien. »
On saura, plus tard, que le « différend » était loin d’être « clo[s] » …
Sans surprise, la vérité, essence du journalisme, est invoquée par Tabouis, qui en use comme thématique topique de son discours. Nous la relevons, fortement affirmée, par exemple dans cette péroraison du 4 septembre 1935, où la situation italo-éthiopienne qu’elle décrit est bien éloignée de l’issue dont elle entretenait le lecteur quelques mois auparavant :
« Quant à nous, qui nous sommes fixés la tâche d'écrire toujours la vérité, nous devons, ce soir, signaler que les nouvelles les plus autorisées qui nous parviennent de Londres sont au fond en contradiction totale avec l'attitude de façade adoptée par M. Eden à Genève.
M. Eden [alors ministre britannique sans portefeuille pour la SDN], personnellement, on le sait, partage les idées qu'il défend ici, mais nous savons de bonne source que le cabinet anglais s'est rendu compte que toute application des sanctions serait impossible, et n'éprouve plus que le désir réel de liquider à Genève le terrible différend italo-éthiopien par un compromis qui serait agréable à Mussolini et empêcherait sinon le début d'une guerre, tout au moins une sérieuse effusion de sang. »
La vérité du journaliste accrédité à la SDN n’est pas nécessairement celle qui se manifeste en pleine lumière et dont la reportrice aurait pu faire état sans autre souci que de reproduire la réalité des faits. Ceux-ci sont en effet retors, on le constate ici, et recèlent des éléments émanant d’autres lieux du pouvoir. Et quand la reportrice aguerrie use de l’expression commune « de bonne source », on aura compris que ladite expression rencontre là à point nommé sa connotation journalistique…
Cette question italo-éthiopienne n’est malheureusement qu’un des nombreux actes du théâtre des tensions toujours plus alarmantes auquel les journalistes accrédités à la SDN assistent. Des tensions auxquelles ils ont dû s’habituer notamment depuis 1933 et l’instauration du régime nazi en Allemagne. « Dans quelle mesure arrivera-t-on à canaliser le réarmement de l'Allemagne et assurera-t-on la paix dans l'avenir, en faisant adhérer l'Allemagne à de futures conventions internationales ? », s’interroge-t-elle le 25 septembre 1933. Et elle ajoute :
« Mais, pour nous, la plus brûlante question est de savoir dans quelle mesure la France verra se disjoindre ou se consolider le front unique réalisé à Paris, au prix de tant d'efforts, par M. Paul-Boncour [ministre français des Affaires étrangères]. […]
Il convient de remarquer que tous ces pays sont avec nous parce que nous représentons la Nation autour de laquelle se groupent les énergies pour le maintien de La Paix. Malheureusement, il y a toujours différentes conceptions pour y arriver, surtout lorsqu'il dépend, comme aujourd'hui, du réarmement de l’Allemagne. »
Intéressant de constater que la journaliste « des faits », de la « vérité », s’autorise un nous national dans lequel elle s’inclut, transformant en quelque sorte ses dires en une voix de la France… au lieu de les laisser demeurer une voix d’une journaliste française, envoyée spéciale à la SDN. Est-ce parce qu’il est question de l’Allemagne, que la plume fourche sur une dimension qu’elle ne devrait pas atteindre ?
Il y a, très probablement, un peu de cela. Mais ici se constate aussi le difficile équilibre que ce reportage singulier, effectué en une sorte de huis-clos, comporte en son essence même, d’autant plus quand on émarge dans un quotidien alors proche du pouvoir. Toute professionnelle qu’elle est, Geneviève Tabouis n’échappe pas aux réseaux d’influence et au sentiment national.
L’Allemagne hitlérienne, qui quitte la SDN en octobre 1933, est en effet devenue l’épicentre de la vie politique internationale. Elle jette une confusion généralisée et dévorante sur les discussions et l’avenir des nations, comme Tabouis le signale dans son reportage du 16 octobre 1933 :
« Personne ne sait au juste où l’on va.
Aussi les propos les plus extraordinaires courent-ils les halls des hôtels, où d'interminables et houleuses réunions se sont tenues. Chacun fait des efforts d'imagination désespérés pour entrevoir la situation internationale telle qu'elle sera dans quelques mois, mais sans pouvoir y parvenir. »
L’honnêteté du constat accentue la confiance que le lecteur peut mettre dans les articles de la journaliste. Laquelle indique aussi par là même sans besoin d’y insister combien elle suit au plus près la situation.
Face à Hitler, un espoir se dessine toutefois : l’entrée de l’URSS à la SDN. Plusieurs des reportages de Geneviève Tabouis sont consacrés à cette possibilité, dont celui du 16 janvier 1934, où on relèvera une formule particulièrement travaillée qui montre combien vérité et mensonge peuvent se confondre sous les cieux diplomatiques :
« Les mélancoliques couloirs du Palais des Nations, pendant cette séance d'ouverture du 78e conseil, retentissaient aujourd'hui de la nouvelle de l'entrée probable de la Russie dans la S. D. N.
Historiquement fausse pour le moment, cette nouvelle est psychologiquement exacte car l'action diplomatique européenne de la Russie est si intense depuis huit mois que l'on pourrait presque logiquement s'attendre à ce que, à l'automne prochain, lors de l'assemblée de 1934 de la S.D.N., la Russie fît tout au moins des propositions en ce sens.
Depuis huit mois, par tous les Moyens, la Russie poursuit une politique résolument antiallemande, et MM. Staline et Litvinov ont compris que la S.D.N. était le meilleur organisme pour seconder leurs vues et maintenir la paix, cette paix dont ils ont plus que tout autre pays un indispensable besoin. »
Le 16 septembre 1934, l’espoir prend corps :
« Le Conseil secret de 18 h. 30, véritable événement historique, a approuvé à l'unanimité et trois abstentions, les termes de l'invitation que trente-deux pays faisaient au gouvernement des Soviets de poser sa candidature à la S. D. N. »
L’entrée de l’URSS à la SDN, effective quelques jours plus tard, sera saluée par Geneviève Tabouis à plusieurs reprises.
Atmosphère des discussions « de couloir », là ; atmosphère de la salle même de l’Assemblée, ailleurs. Tel ce 28 septembre 1933, où, lors de la XIVe session, le chancelier autrichien Engelbert Dollfuss proclame un discours, alors qu’il a procédé depuis quelques mois à l’interdiction des partis nazis dans son pays :
« […] il y avait une foule considérable, ce soir à l'Assemblée, lorsque le chancelier Dolfuss, sous le feu des projecteurs, monta à la tribune, au, milieu d'une ovation plus chaleureuse encore que celle qui l'avait accueilli à la Conférence de Londres, au printemps dernier.
Au premier rang des auditeurs, le petit Goebbels, dont la jeunesse est vraiment déconcertante, ne perdait pas un mot du discours courageux qu'il entendait. »
L’« inquiétude » est l’un des sentiments les plus mis en avant par la reportrice : pas nécessairement la sienne, mais celle qui émane des délégués, des réunions, des pourparlers… et qui la gagne néanmoins inévitablement. Le problème du rattachement de la Sarre à l’Allemagne y occupe le premier rang en 1934, comme on peut le lire dans son article du 17 janvier :
« La question du maintien de l'ordre en Sarre est bien la grosse préoccupation des négociateurs de Genève.
Des découvertes tellement importantes ont été faites, aujourd'hui, sur l'état réel des menées hitlériennes, que nous avons surpris chez certains membres du conseil un mouvement de stupeur et de crainte pour les répercussions que l'affaire sarroise pourrait avoir sur la politique générale. »
Cette « inquiétude » ne cesse de grandir au fil des mois de 1934-1935, quand la question italo-éthiopienne s’empare sans discontinuer des discussions :
« C'est dans une atmosphère de très lourde inquiétude que les rites d'ouverture d'assemblée de la S.D.N. se sont déroulés aujourd'hui », écrit-elle le 10 septembre 1935. Cette atmosphère de tension avec laquelle elle introduit ce reportage, on peut également la relever dans l’évocation des paroles – non retranscrites – des délégués, qui laisse imaginer au lecteur des faces tout aussi préoccupées ; par exemple en ce 25 septembre 1935 :
« Les délégués ont maintenant le sentiment que ce sont des heures décisives, devant amener la paix ou la guerre, en Abyssinie ou ailleurs, qu'ils vivent à la S. D. N. ; aussi, leurs propos se font-ils réservés, prudents, et toujours graves... »
Et ce fut la guerre en Éthiopie.
Pourtant, quelques petites semaines avant, la journaliste faisait montre d’enthousiasme – partagé avec les délégués de la SDN, et notamment ceux de l’Éthiopie. Le reportage « diplomatique » est encore plus impitoyable pour les journalistes que son homologue « guerrier » : soumis aux faits dictés par la diplomatie, elle-même souvent contre-carrée par les agissements des divers dirigeants politiques, il enchaîne parfois les errements, voire les contradictions…
Bientôt une autre guerre commencerait, celle d’Espagne, et Geneviève Tabouis l’ausculterait en tant que commentatrice comme en tant qu’envoyée spéciale à la SDN. « Pas de chômage politique à Genève ! », s’exclamait-elle en conclusion d’un article de janvier 1935. L’envoyée spéciale pouvait se permettre ce trait d’humour, elle qui fut de toutes les scènes du théâtre harassant des années Trente, et dont l’activité à la SDN paracheva avec cohérence son activité de journaliste politique.