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RetroNews | la Revue n°4
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Contre-vérités élevées au rang de « faits » sur lesquels tout le monde tombe plus ou moins d’accord, les narrations au sujet des plats et recettes ont une histoire, souvent partielle, toujours déformée. Conversation avec l’historien de l’alimentation Loïc Bienassis.
Professeur agrégé d’histoire, Loïc Bienassis est chargé de mission scientifique au sein de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation (Université de Tours).
Propos recueillis par Benoît Collas.
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RetroNews : Tout d’abord, les légendes sur les origines de recettes et productions alimentaires en général sont-elles fréquentes ?
Loïc Bienassis : Oui, il est assez surprenant de voir à quel point les légendes de ce type sont courantes, banales, avec toutefois une adhésion souvent mesurée : pour la plupart d’entre elles, on y croit sans trop y croire. Les journalistes les relaient avec prudence, au conditionnel, précédées d’un « on raconte que », mais évoquer ces origines tient du passage obligé pour tout article ou reportage, et c’est incontestablement ce qui reste au final dans les esprits. Il s’agit d’ailleurs d’un type de narration qui n’est en rien propre à la France.
À vrai dire les légendes d’origine ne sont pas non plus propres à l’alimentation, elles se retrouvent notamment dans le domaine des sciences, des techniques et des arts. Par exemple, Catherine de Médicis, autour de qui ont pris corps de très nombreuses légendes culinaires, est aussi réputée pour avoir apporté en France de nouveaux parfums ou l’usage des gants parfumés, voire carrément l’usage même des parfums. Et rien de tout cela n’est vrai.
Si les légendes sont omniprésentes dans le domaine alimentaire, elles s’inscrivent dans un besoin plus général d’expliquer simplement l’origine d’un produit, d’un savoir, d’un savoir-faire, de rendre compréhensible la nouveauté et la créativité. Cependant, a contrario des scientifiques, des artistes ou encore de l’entrepreneur, ce sont des anonymes qui sont au cœur des légendes culinaires : le récit est centré autour d’un produit, d’une recette, autour de la création et non du créateur, dont le nom n’est généralement pas donné. Cette caractéristique me semble traduire le statut déprécié du culinaire vis-à-vis d’autres domaines de créativité.
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Comment ces légendes s’élaborent-elles ? Pourquoi, par exemple, Catherine de Médicis est-elle liée à tant de ces narrations ?
Les schémas qui structurent ces légendes ne sont pas davantage propres au culinaire. On peut en distinguer trois types. Le premier est la sérendipité, c’est-à-dire l’idée que de nombreuses recettes sont nées d’un « heureux accident ». L’invention de la tarte tatin est celle qui vient généralement à l’esprit, même s’il existe au moins deux versions de cette histoire, ce qui n’est d’ailleurs pas étonnant car la variabilité des récits, l’existence de versions concurrentes, sont le propre de toute légende. On pourrait aussi citer le roquefort, le pineau des Charentes, les bêtises de Cambrai, etc.
La seconde structure explicative est l’importation : un produit extérieur fait irruption dans une contrée, grâce à un voyageur par exemple, que ce soit un étranger ou un local de retour au pays. Un schéma qui peut d’ailleurs fonctionner à des échelles modestes : on dit par exemple que le camembert serait né durant la Révolution lorsqu’un prêtre réfractaire originaire de la Brie enseigna les savoir-faire de sa province d’origine à la Normande Marie Harel, chez qui il avait trouvé refuge.
Enfin, l’instrumentalisation de la « grande Histoire » est moins une troisième structure qu’une clé explicative couramment employée. Elle peut constituer un type de récit à part mais s’articule très bien avec les récits d’importation. Par exemple, on prête énormément aux croisades, grâce auxquelles l’Occident aurait découvert le safran, le sucre, les prunes de Damas, etc. Et la personnalité qui combine le mieux ces deux motifs, l’importation et le recours à l’histoire, est incontestablement Catherine de Médicis. Depuis le XVIIIe siècle, une constellation de légendes a pris forme autour d’elle. On a d’abord estimé qu’elle avait posé les fondements de la gastronomie française grâce aux cuisiniers et pâtissiers italiens qui l’entouraient. Puis, partant de là, mille autres récits se sont greffés : Catherine aurait fait découvrir à la France les glaces et les sorbets, les macarons, les artichauts, les brocolis, le sabayon, la pâte à chou et les choux à la crème, la frangipane, la fourchette, etc. Rien n’est exact là-dedans, à commencer par le simple fait que Catherine de Médicis n’est pas venue en France accompagnée de maîtres-queux italiens.
Mais parfois l’appui sur l’histoire se suffit à lui-même, sans qu’il soit question d’importation : l’invention coïncide avec un évènement historique ou s’explique grâce à lui. L’invention du croissant en est le meilleur exemple, d’autant qu’il s’agit là d’un récit perçu comme totalement véridique par le grand public : lors du siège de Vienne par les Ottomans en 1683 – ou celui de 1529, là encore certains éléments varient –, les boulangers de la ville, au travail de bon matin, auraient entendu l’ennemi creuser des tunnels et, ayant donné l’alarme, auraient ainsi fait échouer l’assaut en préparation. Le croissant, référence au symbole de l’islam, aurait été inventé suite à ce haut fait, commémoration de l’action glorieuse des boulangers. Les légendes peuvent aussi s’appuyer sur un personnage historique, souvent premier consommateur attesté, tel Charlemagne soi-disant amateur de brie ou de roquefort.
Au final, toutes les légendes d’origine relèvent de ce triptyque sérendipité-importation-grande Histoire.
Ces légendes semblent être un bon exercice pour l’initiation aux méthodes de l’historien(ne).
Ce qui est sûr, c’est qu’avant même d’être une invitation à la nécessaire analyse critique des sources, les légendes culinaires sont d’abord un appel à tout simplement consulter les sources. Si les récits fantaisistes ont prospéré, c’est que plusieurs générations d’auteurs se sont contentées de recopier ce que d’autres avaient écrit avant elles sans jamais se donner la peine de revenir aux sources. Et certains ont été de grands créateurs ou de grands propagateurs de légendes. Je pense aux traités de pâtisserie de Pierre Lacam dans les années 1860-1890 ou, plus récemment, à André Castelot et Maguelonne Toussaint-Samat, dont les ouvrages ont été très diffusés. Un véritable travail de recherche historique a généralement fait défaut, ce qui renvoie encore une fois au statut du culinaire : pendant longtemps, les chercheurs n’ont pas daigné s’intéresser à l’histoire de la cuisine.
Je mentionnerai également une difficulté que rencontre toute personne travaillant sur les préparations alimentaires : sur le temps long, une appellation peut s’appliquer à des produits différents, tandis qu’à l’inverse, une même préparation a pu être désignée sous des noms différents par le passé. Ces écueils terminologiques suscitent des confusions et fournissent un terreau favorable aux légendes. Le même manque de prudence sous-tend quantité d’explications étymologiques ou d’interprétation des dénominations culinaires. On sait par exemple que beaucoup de plats ou d’apprêts tirent leur nom de grands personnages ou d’une région, d’un pays, or ces appellations découlent le plus souvent de décisions arbitraires et sans fondements particuliers, mais qu’importe, des explications rationnelles ont été trouvées a posteriori.
Quand le grand cuisinier Antonin Carême disserte sur la sauce à l’allemande, il suppose qu’elle fut importée en France « après quelque grande noce ». De la même manière, il avance qu’une première version de la sauce à l’espagnole a été rapportée de ce côté-ci des Pyrénées par des cuisiniers français qui s’étaient rendus en Espagne suite à l’accession au trône de Philippe V, petit-fils de Louis XIV.
Pourquoi, selon vous, tant de légendes alimentaires ont-elles émergé et se sont-elles aussi largement diffusées ?
Fondamentalement, je l’ai dit, elles répondent à un besoin de comprendre, d’expliquer la création, l’irruption du nouveau. Et ce n’est pas propre au culinaire. Soit dit en passant, certaines légendes ont tout simplement été inventées dans un but commercial afin d’auréoler un produit du prestige de la tradition, de lui donner un supplément d’âme, chose que l’on repère dès le XIXe siècle.
J’ajouterai que ces légendes tirent aussi leur vigueur de la charge affective et identitaire dont sont investis certains produits ou recettes. Sans rentrer dans de longues discussions, on peut affirmer que depuis plusieurs décennies au moins on assiste à une mise en patrimoine de l’alimentaire, du culinaire. La légende prospère aussi en raison de cette appropriation dont certains mets sont l’objet, elle s’inscrit dans ce processus de patrimonialisation. Car ces affabulations sont supposées attester de l’ancienneté d’une préparation et la rattacher à un territoire, à une communauté, que ce soit à l’échelle d’une modeste localité ou à celle d’un pays. Ce contexte contribue à ce que ces belles histoires rencontrent le succès, suscitent l’adhésion, circulent, résistent au temps – deviennent des légendes en somme.
Et comment expliquez-vous que ces légendes se portent bien encore aujourd’hui – voire bénéficient d’encore plus d’intérêt –, alors que les historiens s’intéressent sérieusement à l’alimentation depuis plusieurs décennies maintenant ?
Je pourrais d’abord répondre qu’il s’opère une légitimation par la masse : les auteurs colportant ces légendes sont non seulement publiés mais vendent beaucoup plus que les universitaires, et Internet amplifie le phénomène en offrant la possibilité à tout un chacun de faire vivre ces plaisantes anecdotes.
Dans une récente interview, Patrick Boucheron expliquait que l’historien ne peut pas toujours assumer le rôle du grincheux, du rabat-joie. Avec la gastronomie, nous ne touchons pas à d’épineux débats de société mais c’est bien ce rôle qu’endosse le chercheur une fois encore. Rassurons-nous toutefois, les rabat-joie prêchent largement dans le désert. Quarante ans avant la longue étude que nous avons consacrée en 2018 à Catherine de Médicis avec ma collègue Antonella Campanini, Jean-François Revel avait commencé à réfuter la supposée importance de la reine dans l’histoire de la cuisine française. D’autres lui ont ensuite emboîté le pas sans que cela ait eu le moindre impact sur le grand public.
Ces légendes sont si vivaces que, même face à des arguments solides, il reste pour beaucoup inenvisageable qu’elles soient entièrement fausses. On aime à rabâcher que l’alimentation doit être bonne à penser, c’est sans doute cela qui est en jeu ici : lutter contre ces récits fantaisistes revient à s’attaquer à un imaginaire dont les mangeurs ne peuvent se passer.
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Loïc Bienassis est historien. Agrégé d’histoire, il est chargé de mission scientifique au sein de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation à l’université François-Rabelais de Tours, et a notamment publié en 2019 l’article « Du brie de Charlemagne à la tarte renversée des sœurs Tatin : essai d’analyse des légendes culinaires et de leurs usages » dans la revue In Situ.