Extrait du journal

C'est une chose singulière, quoique mille fois remarquée, que les hommes soient toujours en retard, dans l'aménagement de leur existence, sur les conditions qui leur sont données, et qu'ils cherchent à con server dans le monde d'aujourd'hui les plaisirs du monde d'hier. Au lieu de pro fiter des moyens et des occasions que nous offre la vie moderne, nous nous efforçons d'y. maintenir des jouissances que toute son organisation contrarie. Ainsi c'est tou jours une chose désirée, à Paris, d'avoir un jardin, et cependant ces jardins ne peuvent être enviables que comme des signes de richesse, car, pour le reste, quel agrément peuvent-ils donner, encaissés entre des maisons énormes, dominés par des murailles aveugles, ou guettés par mille fenêtres ? En réalité, dans les villes modernes, le vrai jardin, c'est le toit. C'est là que l'âme dilatée reprend son volume, là que le malheureux citadin ac cède à l'oisiveté, au silence, au calme, et peut cueillir l'énorme fleur de l'espace, comme un homme, à la campagne, prend entre ses doigts la corolle d'un liseron. J'étais, l'autre soir, sur le toit en terrasse d'une haute maison bâtie, sur la rive gau che,. dans un des plus vieux quartiers de Paris. Quelle dilatation dans la rêverie ! Au-dessus de moi, le ciel retrouvé enflait son immense bulle, avec une ampleur pres que égale à celle qu'il a sur la mer. C'était au crépuscule, dans cet instant de pâleur qui semble agrandir l'espace. En bas, les, toits des vieux hôtels, aux formes un peu affaissées, me plaisaient par leur honnête vétusté. Des groupes d'arbres me présen taient leur dos rond et leur épaisse ver-...