Extrait du journal

cances écoulées sur la même plage, me télé phone : « Je viendrai vous chercher jeudi. Nous irons retirer mes photographies, place Vendôme, et nous prendrons le thé ensuite. » Elle a beaucoup photographié pendant le mois d'août. Elle se promenait avec son appareil plat, gainé de cuir jaune et vous fusillait à tout bout de champ. Elle disait : « Cela, fait des souvenirs ! » Elle avait bien raison : le petit monde qu'on rencontre, les étés, loin de Paris, est bien fugitif ; si on n'en - fixait le souvenir de la sorte il vous sortirait vite de l'esprit. Nous voici-donc, toutes les deux, dans ce magasin de la place Vendôme, rendez-vous des instantanés élégants , et des poses: choi sies. Par routine parisienne, on se fait tirer là plutôt que dans une succursale moins en combrée et on doit y patienter plus que par tout ailleurs. L'employée, indifférente, sort lentement un casier où un univers est pri sonnier : groupes qui ne se sont jamais vus, jeunes filles et barbons, baigneurs et alpi nistes, contrées variées, mers et lacs, nieige et soleil. Un casier de ce genre rassemble entre ses minces cloisons plus d'êtres, 'de paysages et d'épreuves, qu'on n'en pourra,, connaître pendant sa. vie. Bref, la préposée" consulte le numéro que ma jeune amie lui a remis et en tire deux portefeuilles en-papieroù les photographies sont incluses. Nous fen dons une petite foule de clients cosmopolites où se mêlent des Américains du Nord et du Sud, des Anglaises et jusqu'à une Japonaise. Puis nous sortons sur la place Vendôme, où ne fleurit plus l'oranger. Ma jeune compagne tient -les portefeuil les dans ses mains impatientes. Elle les ou vre, regarde une fiche qui lui-indique Deux manques d'exposition... Un cliché voilé. » — Un cliché voilé, me dit-elle... qui ça vat-il être ? Elle m'entraîne dans un thé, à l'angle de la place. Nous nous installons et, le chine et les bttns commandés, elle sort en hâte les images et les étale sur la table. — Voilà Fernand, dit-elle... Vous vous rappelez Fernand, qui dansait toujours avec moi... Très gentil... Et bête!... Il ne sait rien. Là, à gauche, c'est sa mère. Snob, la ma man... Elle s'accrochait à vous parce que vi comtesse. Elle prétend avoir un salon... C'est* à-dire qu'elle meurt d'envie d'en avoir u(i. Mais elle n'a rien du tout : des femmes de commissionnaires de New-York .et des filles, de banquiers de" Francfort... Voilà le voile.! Qui est le voilé ! Je ne me souviens pasj.. Ah ! j'y suis. C'est le grand garçon qui jouait si bien au tennis, qui était à votre hôtel et qui s'est promené toute la saison en chemise de soie, avec lé dernier livre de'M. Marcel Proust sous le bras... Il ne l'a jamais lu. moi non plus d'ailleurs, rassurez-vous... Tenez... voici les instantanés pris le jour où nous sommes allés déjeuner à Caen, que la bridgeuse russe s'obstinait à appeler Cahen... Vous voilà devant l'abbaye aux hommes... Pas très flattée... Excusez-moi, j'ai tout de l'amateur... Ces photographies sont impi toyables!...-» ' Ma jeune camarade également. Je regarde ses yeux malins, sa bouche vive,, son front espiègle. Ce Fernand, riche et précieux, on prétendait qu'elle devait l'épouser. Il paraît bien loin d'elle, à présent. Ce joueur de ten nis aussi qui, très correct avec les jeunes filles, leur offrait soigneusement le thé tous les"jours... Et moi? moi je sens qu'elle me trouve déjà vieille dame et elle me le fait comprendre d'une nuance. J'ai dépassé à peine l'âge de l'héroïne de Balzac ;. mais cela paraît vieux à beaucoup de jeunes filles de ce temps-ci. Alors elles ont une gentille façon de vous rejeter dans le passé, d'un petit coup d'épaule; et si on résiste, elles deviennent vite sans-pitié. Je ne jure pas d'ailleurs qu'elles soient toutes -ainsi. J'en connais quelques-unes comme cela, pourtant. Et j'avoue avoir,,par fois, la faiblesse de m'en, divertir. Vicomtesse de Launay....