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La Croix, 30 décembre 1910

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La Croix
30 décembre 1910


Extrait du journal

J’ai causé récemment — et presque coup sur coup — avec deux de nos modestes travailleurs parisiens. Si court que soit le temps de ces conversations, il ne faut jamais les dédaigner. Frédéric Le Play aurait volontiers dit que qui ne peut pas tirer d’un ouvrier ou d’un paysan la matière d’une note à ajouter à l’Esprit des lois n’est pas digne de cultiver la science sociale. J’aippartiens à l’école de Le Play ; je ne veux pas rester trop indigne 3e lui et de ses tra ditions. Les véritables « autorités so ciales », suivant lui, ce ne sont ni les autorités administratives ni les auto rités politiques, ce sont les pères de famille qui montrent par leurs exem ples ce qu’un honnête homme peut faire et ce qu’il doit éviter. A mes deux auto rités d’aujourd’hui, j’ai surtout demandé combien ils avaient d’enfants et ce qu’ils en faisaient. : Le premier, cocher d’omnibus attaché à la gare de la Compagnie P.-L.-M., est, comme beaucoup de ses collègues, ori ginaire de mon département. Hélas ! il est même de la partie la plus radicalesocialiste de cette région, qui brille au tant par l’infécondité de ses familles que par les fanfaronnades de son anti cléricalisme. Il n’est pas encore tout à fait à la veille de la retraite, mais il s’en approche, et il a, en tout et pour tout, un fils. Il ne se plaint pas de la vie. Son salaire fixe est doublé par les pourboires. Il y a des gens mieux partagés, mais il y en a beaucoup qui le sont moins bien. C’est lui-même qui m’explique ainsi sa situation : elle est d’une bonne moyenne. Au fils dont il a voulu se contenter, il a tenu, ajoute-t-il, à assurer longtemps la fréquentation de l’école. Qu’attend-il donc de cette grande libé ratrice, de cette inspiratrice de fiera et libres sentiments ? Le voici : son fils, muni de son certificat d’études, entrera dans les bureaux de la grande gare ; il sera commis aux écritures de la Go/ ir pagnie. Sur quoi, ce père prévoyant me sert la phrase que voici : « Croyez-vous, Monsieur, que si j’en avais eu plus d’un, j’aurais pu faire tant de sacrifices? » Mon homme était donc fier, en paroles ; au fond, il était triste, lui, un Bourgui gnon. Il semblait porter lui-même dans l’âme cette lourde monotonie qu’il am bitionnait pour son fils en le collant sur un rond de cuir. Quel stimulant pour l’imagination et pour le cœur que ce rêve d’avenir : un fils unique muré tout vivant derrière une vitrine, avec la lu mière électrique en plein midi ! Peu apres, je voyais entrer chez moi le facteur des postes venant, ses alma nachs à la main, récolter les étrennes. Je suppose qu’il est l’homme de con fiance de ses camarades, car tous les ans, c’est bien lui qui arrive, à la même époque, s’extasie de voir un homme entouré de tant de livres, me demande avec une familiarité polie de quoi ils parient, et veut savoir s’il n’en est pas qui racontent l’histoire de son pays d’origine. II est Picard. C’est un homme encore jeune, grand et maigre, alerte et vif, aussi gai que mon cocher d’avanthier était morose. Or, lui, a eu six enfants. H regrette encore la perte d’une fillette de quatre ans, qui était bien gen tille et qu’il aimait tendrement. Mais garçons et filles sont encore cinq ; il estime qu’aucun n’est de trop. Il ne gagne pourtant pas autant que l'employé du P.-L.-M. Malgré cela, il a élevé sa famille très intelligemment. Son aîné, qui a 18 ans, est ouvrier de mécanique de précision : il travaille à la télégraphie sans fil. « Il gagne déjà plus que son père », dit celui-ci avec une bonne humeur qui n’est pas sans quelque fierté. La fille qui vient après est brodeuse, brodeuse d’art. Elle gagne 5 francs par jour (en attendant mieux) à la broderie des uniformes. Son père tient même à me raconter qu’elle a tra vaillé à une robe dont la queue devait être portée par des pages à un grand mariage princier en Angleterre. « Vous savez, me dit-il, les Anglais tiennent toujours à conserver tous les vieux usages. Allez, ils sont plus adroits que nous ! » Et il se flatte, quant à lui, de faire marcher les trois plus jeunes de ses enfants sur les traces des deux aînés. « Ah ! dit-il, c’est quelquefois dur. Nous n’avons pas été toujours à la noce, comme on dit. Encore maintenant, ma fille aînée a beau aveir brodé, pendant la semaine, le colle* d’un général ou d’un membre de l’Institut, Monsieur, elle va aider Ja mère au lavoir. Mais bah ! le plus difficile est fait, et puis on se porte bien : c’est l’essentiel. » François Coppée n’étant plus là, j’au rais bien voulu envoyer mon homme à « Pierre l'Ermite » ou au très fin M. Roguenant. Ils auraient eu plaisir à lui faire répéter sa saine et jolie chan son, à écouter cet homme arriéré qui a...

À propos

La Croix est un journal catholique conservateur créé par Emmanuel d’Alzon, prêtre de la Congrégation des assomptionnistes, en 1880. Quotidien depuis 1883, il continue d'être publié de nos jours, dans une version bien moins partisane et religieuse que par le passé.

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