Extrait du journal

Quoi que semblent en avoir pensé les primitifs, quoi que peut-être en pensent, de nos jours, ceux de-nos contemporains qui, par une faveur spéciale de la Provi dence, n'ont pas évolué et demeurent; à l'état sauvage, il ne suffit pas de donner un nom à une chose pour lui conférer du ; même coup une existence réelle. Voici; par exempte, le droit des--gens, dont tout le monde parle ; et après que tout le monde en a bien parié, les sages posent cette question, qu'entre nous ils auraient fait , plus sage de poser, avant que l'on en parlât : « Y a-t-il tout de bon un droit des gens ? » L'argument pour, qui est très faible, 'est que les nations sont des personnes, qu'elles, entretiennent ensemble des com merces d'ordres divers, et que leurs rap ports, mauvais ou bons, soit dans la guerre ou dans la paix, doivent être réglés. L'argument contre, qui est très fort, est que les nations sont des per sonnes « souveraines », en termes plus philosophiques : seules juges de leurs actes et toujours disposées — cela est humain, trop humain — à prendre lçur point de perspective, comme disait Nietzsche, « par delà le bien et le mal ». Il ne pourrait donc y avoir un droit des gens que ' s'il y avait une véritable société des nations... N'insistons "pas. Mais, à défaut d'une société des nations, il y a ce que j'appellerais un salon des nations, et c'est le dernier salon où l'on cause. On y cause même un peu trop. On n'y fait guère, que' causer. ; J'entends que les. nations, si jalouses qu'elles soient de leur fameuse souveraineté, ne peuvent pas toujours se renfermer chacune chez soi ; elles, se rencontrent dans le monde, dans ce monde si petit qu'on n'y peut évitér les coudoiements, ni faire mine de; ne pas se voir; et quand on est du monde,, comme dit Philinte, il faut bien que l'on rende Quelques dehors civils que l'usage demande. Et quand Célimène voit paraître Arsinoé, de qui elle disait tout à l'heure : Elle est ' impertinente au suprême degré, \ Célimène s'écrie, sans ponctuation : Ah ! mon Dieu, que je suis contente de vous voir t Bref, à défaut d'un droit des gens qui, plus que jamais, nous semble chi mérique, il y a, il ne peut pas ne pas y avoir une bienséance des gens. Il ne faut pas du tout croire que ce soit un pis aller.; L'étiquette dont Louis XIV régla minutieusement les rites, « la mécanique du roi », avait pour heureux effet de réduire des per sonnes censées libres à un rôle d'auto-mates; elle freinait les gestes instinctifs et substituait un mouvement dépourvu de dangereuse spontanéité à ce premier mouvement trop naturel qui, du point de vue social, ne peut jamais être le bon. « J'ai remarqué, disait, un archiduc de comédie, que la plupart des ; princes n'ont aucune éducation : l'étiquette les sauve. » Elle leur tient lieu, en effet, de civilité puérile et honnête. La poli tesse des simples particuliers est une manière d'étiquette bourgeoise, et elle a exactement la même utilité. Une « bienséance des gens » ne serait pas moins efficace. Par le temps qui court, il est malheu- . reusement à craindre que cette bien séance des gens, qui fut une réalité jadis, ne soit encore une chimère. On a prétendu reviser toutes les valeurs de la politesse, et quelqu'un a dit assez drôlement que le nouveau savoir-vivre consiste à en manquer. A entendre sur quel ton les pasteurs de peuples et les peuples eux-mêmes parlent les uns des autres, on voit bien qu'il y a aussi une nouvelle bienséance des gens. Abel Hermant. de l'Académie française....