Extrait du journal

« Il me faut du nouveau », disait La Fontaine. Nous sommes plus difficiles : le nouveau ne nous suffit plus. Il nous faut, à nous, des surprises. Rien n'est si rare. Surtout au théâtre. J'entends les bon nes surprises ; mais cette épithète est surperflue, car on s'attend toujours aux mauvaises, qui ne sont donc pas des surprises. Celle que nous a ménagée l'autre soir un jeune auteur mérite son nom et l'épithète. Elle est charmante. Croiriez-vous — tenez-vous bien —: qu'il nous a donné une comédie sans dessous ef froyables, dont tous les personnages, sauf un mari philosophe, sont mineurs de quarante, peut-être mê me de trente ans ? Et tous, jusqu'au mari, qui fait l'accompagnement et la basse, tous- osent conjuguer le verbe aimer ! Depuis combien d'années n'avionsnous pas été à pareille fête >?•.. . Il est vrai que le titre de la lpièce aurait bien pu nous faire concevoir quelques soupçons, et qu'en li sant sur les affiches La ligne de cœur, un ingénu n'aurait pas manqué de se dire : « Oh ! j'irai voir cela ! » Mais nous ne sommes pas des ingénus. On nous a déçus tant de fois par des titres prometteurs que nous ne savons plus que nous méfier. Et puis, nous pensons toujours et partout voir rôder l'ombre de Freud. Ce chercheur de tares a empoisonné les sources mêmes de notre sensibilité. Par sa faute, nous ne pouvons plus, comme dit Baudelaire, contempler notre cœur et notre corps sans dégoût. Il n'est plus d'affection naturelle qui ne soit louche, ni de mot qui soit innocent. La ligne de cœur. ! On avait bien sujet de se demander si ce n'était pas encore l'étiquette de quelque complexe. Nous en avons été quittes pour la peur. Ajouterai-je que les. spectateurs ont semblé un moment déconcertés ? Ils n'avaient pas entendu de puis si longtemps au théâtre le vrai langage de l'amour qu'ils n'en croyaient pas leurs oreilles. Il y avait, visiblement, des images, des figures, des ex pressions poétiques — ou techniques— dont le sens leur échappait d'abord. Ils se sont remis bien vite. 'Ils se sont , aperçus avec joie, avec fierté, que cette langue divine, ils la comprenaient encore, au besoin ils seraient capables de la parler. Si elle est bannie de la scène, ce n'est pas au moins que l'amour lui-même soit mis à l'écart. Com ment les auteurs se passeraient-ils de ce dieu, leur dieu unique, bien que l'on prétende qu'il est mort et que des mains indifférentes l'ont roulé dans-le linceul de pourpré ? Toutes les comédies, les plus modernes, commencent ainsi qu'au jeu des petits papiers : « Monsieur N... a rencontré Madame X,. Qu'en est-il résulté ? » Et malgré le progrès, il en résulte toujours la même chose depuis la création du monde, depuis la première rencontre de nos pre miers parents. Mais cette chose — l'amour, — il est tout à fait vieux jeu de l'appeler par son nom, et ridicule, ou inconvenant, d'en faire le sujet de la conversation. Quel embarras pour Monsieur N... et pour Mada me X..., qui peuvent, sans doute, causer de choses et d'autres, mais qui-sont bien obligés d'en, venir finalement à l'amour : sinon, la comédie ne se hâterait pas vers son dénouement, selon le précepte d'Horace ! Ils s'en tirent en faisant mine de se mo quer d'eux-mêmes et de ce qu'ils disënt ; comme les personnes soucieuses de la concordance ■ des temps, qui mettent, quand il faut, le verbe à l'imparfait du subjonctif, mais qui ricanent lâchement pour s'en...