Extrait du journal

J'aime de passion les grandes vues, et non pas seulement celles qui nous découvrent tout un pays, mais celles où l'on aperçoit l'étendue d'une énorme ville. C'est ainsi qu'aujourd'hui, du plus haut étage d'une maison d'Auteuil, je ne me lasse pas de contempler une vaste partie de Paris. La poésie de ce spectacle est faite de deux éléments, dont l'un est la multitude innombrable des maisons, avec des effets produits par le seul hasard : des plans se succèdent, des lignes de toits'courent les unes au-dessus des autres jusqu'à la plus lointaine dont les dentelures mordillent et taquinent le bas du ciel. Çà et là, entre les murailles, apparaît un feuillage tendre, une broderie, un plumetis, Une écume de verdure. Des verrières rompent de leur éclat blanc la continuité des toits. Un bloc de mai sons récemment bâties, beaucoup plus hautes que celles- d'alentour, a dans son aspect quelque chose de métallique et de minéral, d'insensible, d'ingrat et de rectiligne qui fait songer à ces pyramides désolées, de pierre et de fer, qui émergent des océans, à cette île de Jean-Mayén qui. surgit des, houles glacées du Nord.. A cette foule des maisons, cî'où semble sortir la rumeur sourde et pre'squ'é plaintive de l'informe, répond le chant explicite des grands édifices. Le premier par sa dimension, sinon par son importance, est la tour Eiffel.' Elle a l'air d'un échafaudage qu'on a conservé. Moins étonnante à mesure qu'on s'éloigne du moment où» on l'a construite, elle gagne en bonhomie avec le temps. Elle n'est rien d'autre que le signe que Paris fait aux horizons. Mais le vrai, l'immortel signe du goût français, le voici : c'est le dôme des Invalides. Pur et parfait comme le sein unique de l'Amazone, sa beauté nourrit l'âme d'une satisfaction inépuisable. Quand enfin le regard le quitte et cherche plus loin, il aperçoit au fond de; l'espace de lentes arrivées de navires : ce sont les églises. On distingue les deux, mâts de Saint-Sulpice, ceux, plus aigus, de Sainte-Clotilde, celui de Saint-Ger main des Prés, plus bas et qui perce à peine. Enfin, à l'horizon, apparaît un vaisseau plus ma jestueux que tous les autres,, qui semble venir de l'infini : c'est Notre-Dame. Tout cela varie, change, joue et miroite à chaque moment : des rapports nouveaux s'établissent entre les monuments et les nuages. Le soleil frappe des toits imprévus. Une ondée pend au loin sur un quartier rembruni. Mais le suprême prestige de ce spectacle ce sont les fumées. Il y en a de naines et de géantes, cfe noirâtres, qui ressemblent à des hommes, et de féminines qui sont toutes blondes. Elles- constituent: le-peuple 'du vent ; il les prend, les gonfle, les étire. Une d'elles arrondit sur les toits un geste d'emphase ; une autre, dans la seconde où elle ne s agrandit qu'en se défaisant, plus abandonnée que la plus tendre des amoureuses, emplit soudain le ciel de sa grâce immense. Je les regarderais pendant des heures se dissiper sur Paris ; je trouve une sorte de plaisir à voir cet amas énorme d'êtres, de passions, d'intérêts, de luttes, d'intrigues, de haines, s'achever par quelque chose d'aussi vain. Cette inanité n'est pas sans dou ceur. Quand le monde des hommes nous blesse par ce qu'il a de sot, de laid ou de vil, il est agréable d'en réduire l'importance en le plaçant dans l'univers. Ce sont les mêmes idées qui vexent l'or gueil des ambitieux et qui calment l'âme des sages. Avant même de finir par des ruines, les villes finissent par des fumées. Abel Bonriard,...