Extrait du journal

La mode a d'étranges inconséquences. Les « penseurs », il y a quelque trente ans, accordaient une attention privilé giée à ce qu'ils appelaient la psychologie des foules. Ils n'avalent que ces mots à la bouche, et cela coïncidait avec l'une des innombrables renaissances du théâtre auxquelles nous avons assisté depuis le début du dix-neuvième siècle : la carac téristique de celle-ci était que l'on jugeait un metteur en scène d'après son habi leté à régler un mouvement de foule. Est-ce parce que le docteur Gustave Lebon, qui a publié en 1895 un curieux essai sur cette psychologie des foules, a quitté celles d'ici-bas pour celles de l'autre monde ? Il semble que l'on délaisse un chapitre de la connaissance de l'âme, qui offrirait un intérêt tout particulier dans le moment que les maîtres de l'heure, beaucoup moins en désaccord que l'on ne veut bien le dire et qu'ils ne le croient eux-mêmes, subor donnent, ici, l'individu à la communauté et, là, s'appuient sur les masses. A vrai dire, si l'on ne parle plus guère de cette science — supposé que ce soit une science — c'est qu'elle est présen tement achevée. Il n'était pas besoin d'être sorcier, ni même grand clerc, pour 1 amener presque d'emblée à son point de perfection. Elle se réduit à un très petit nombre d'articles. Elle est domi née par ce principe que l'homme, qui est fait pour vivre en société, n'est pas fait pour vivre en troupeau. II ne donne sa mesure que dans l'état social, et, au rebours, dans l'état grégaire, toutes ses facultés subissent une diminution qui le ramène à l'étiage de la foule dont il fait partie. J'entende le mot foule au sens le plus général et sans égard aux dimensions : clan mondain ou littéraire, groupe poli tique, public de théâtre, meeting. Quand il y avait encore un Boulevard, ceux qui en étaient pouvaient personnellement être des hommes d'élite ; mais, en tant que boulevardiers, ils n'avaient que l'in telligence de chez Tortoni, où l'on disait sérieusement autant de sottises que l'on y faisait de bons mots, et où la sensibi lité était encore plus basse que l'esprit. La sensibilité d'une grande foule est à peu près du même ordre que, jadis, celle du Boulevard. Elle consiste essen tiellement à prendre le parti des petites filles indisciplinées qui sautent le mur, et celui du criminel qui va être exécuté. La même foule, alors que ledit criminel n'était encore que prévenu, c'est-à-dire présumé innocent jusqu'à preuve du contraire, criait : A mort ! sur son passage, quand elle le voyait solidement encadré par les gendarmes ; car elle ne conçoit, en fait de justice, que la loi de Lynch, sans jugement préalable, et elle est naturellement lâche. On ne manquera pas de m'objecter l'héroïsme contagieux des soldats, qui n'est expli cable que par le coude à coude et par une sorte d'induction; mais c'est que, justement, une troupe de héros n'est rien moins qu'une foule. Quant à la raison pure et au simple bon sens, il suffit de lire les comptes rendus, je ne dis pas seulement des réunions publiques, mais des plus hautes assemblées — je n'en désigne aucune — pour voir le pauvre usage qu'en font les gens les plus qualifiés quand ils s'avi sent de penser en commun. Pascal a dit que l'opinion est la reine du monde. Un mien ami, assez découragé, prétend que c'est plutôt la bêtise. Pourquoi « plutôt» ? Est-ce que cela ne revient...