Extrait du journal
— En une heure... Voilà, sans doute, une aventure intéressante... Pourrais-je la con naître. — Oui, curieux, en deux mots. Voici, monsieur le fils d’Eve : mon histoire sera brève. J’ai pris, ce matin, àTrouvillc, le train qui vient de me débarquer, un mauvais train, entre parenthèses, qui va lentement, s'arrête à des tas de petites stations, attend les correspondances .. ce qui fait que les voyageurs sont rares dans les voitures de première classe, « J'étais seul, au départ, dans un wagon couloir... Seul... non... je ne suis jamais seul. Je peuple mes solitudes des images charmantes de mes récentes amies, et je n’ai pas chômé, ces semaines, à Trouville .. « A l’arrêt de Lisieux, montent dans ma voiture une vieille dame et une jeune fille. Elles s’installent dans un compartiment. « En circulant dans le couloir, je les exa mine. Cette première inspection ne m’in téresse pas. La vieille... ça n'existe pas. La jeune... une petite créature, mince, terne, mais assez bien habillée. « La première, dans son coin, ne tarde pas à sommeiller... La jeune paraît dans le couloir pour lever une vitre et arrêter le courant d’air qui gène la dormeuse. Je suis debout, à deux pas. « Je la regarde : ses yeux n’évitent pas les miens; ils me fixent, s'arrêtent... « Et je constate alors que ces yeux sont très beaux, d’une étrange et mystérieuse beauté : une flamme scintille dans leurs profondeurs ; les paupières sont cernées d’une tache bleutée... la tache de volupté. « Tu la connais, cette tache, puisque c’est toi qui m’as enseigné à la reconnaître, à la différencier des cernures banales de fatigue, de surmenage, de noce, d’ércintement... u C'est comme une meurtrissure pro-, d’onde, une empreinte ténébreuse plaquée là par un index mystérieux dont la pesée aurait amassé un sang d'un bleu obscur sous l’épiderme un peu flétri... « Cette tache de volupté est la marque d’un désir ardent qui n’a pas été assouvi, le stigmate d’une nuit d’insomnie, traversée par des rages, des convulsions charnelles; elle trahit chez la jeune fille l'incomplète volupté d’un rêve, d’une recherche. « La jeune voyageuse demeurait dans le couloir, tournée de mon côté. Elle semblait regarder le panorama qui se déroulait devant nous, les bandes de prairies vertes, les barrières de pommiers ployés parle poids de leurs fruits... Mais, à chaque minute, ses yeux venaient aux miens, hardis, vifs, curieux... Nos yeux se caressaient, nos jeux s interrogeaient... « Cette jeune fille de vingt ans à peine était, j'en suis sur, une vierge... une vierge à l'époque d’une de ces crises qui harcèlent et désemparent la chair et la livrent parfois, sans aucune force de résistance, à toutes les aventures. « Cela dura peut-être une heure... La vieille dame dormait toujours... « Alors, tout à coup, je m’éloignai dans le couloir, les yeux toujours rivés aux yeux de la jeune fille. « ... Et, lentement, elle vint à moi... « Ah! mon ami, à ce moment-là, mon émotion fut si aiguë, si prompte, que je sentis dans tout mon être une défaillance... Mon cœur ne battait plus. « Oui, pendant deux secondes environ, mon sang s’arrêta de circuler. Mes mains étaient glacées, mes yeux ne voyaient plus... « Et la jeune fille passa devant moi sans me frôler, dans l’étroit couloir. « Elle allait voir, au bout du wagon, s’il y avait une communication avec les autres voitures du train. « Curiosité banale ?... « Crainte de mes regards et désir de savoir si, en cas de danger, elle trouverait un refuge ? « Ou simple manœuvre pour être tout près de moi, m’obliger enfin à agir ?... Ces idées bouillonnèrent dans mon espritMais, je l’avoue, j’étais perdu, démonté, anéanti, incapable d’un geste, d’une réso lution... « La jeune fille revint, lentement... « Mais quand elle fut là, devant moi, contre moi, je la piis des yeux, et comme les siens, graves, angoissés, n’exprimaient aucune crainte, aucune menace, très lente ment, j'enveloppai sa taille et son cou dans mes bras. « Je sentis tout son corps qui s’appliquait au mien en une souple et chaude ondula tion durant laquelle, à travers le drap léger de son costume, je sentis tout son corps, sa gorge dure et mince. Je la sentis aussi dis tinctement que si elle avait été nue. u Mes lèvres avaient joint les siennes ; je dégustai sur sa bouche son baiser virginal, ignorant de toute caresse, qui s’étonnait du mouvement de mes lèvres pour dédore la jeune fleur et chercher la délicieuse mor sure de ses petites dents... Mais elle s’aban donnait à l’initiation. « Mon audace croissait. Je pensais déjà à entraîner la jeune fille dans un comparti ment pour mieux la câliner, quand brusque ment le train s’arrêta... . « — Evreux !... » « La jeune fille se dégagea, sans aucun trouble, pénétia dans le compartiment où se trouvait sa compagne. Et je les vis ressortir, toutes deux, portant des valises et des paquets... « Paitie!. . Et par la portière, je la voyais...
À propos
Fondé fin 1890 par François Mainguy et René Émery, Le Fin de siècle était un journal mondain bihebdomadaire. Lorsqu’il paraît, il sort immédiatement de la masse en vertu de son style badin et de l’érotisme à peine voilé de ses dessins. En 1893, son « bal Fin de siècle » fait scandale à cause de la tenue très légère de certaines de ses convives. Quelques années plus tard, en 1909, le journal devient Le Nouveau Siècle. Il disparaît en 1910.
En savoir plus Données de classification - mauricette v
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