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Le Fin de siècle, 24 janvier 1891

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Le Fin de siècle
24 janvier 1891


Extrait du journal

messieurs procédaient à leur toilette ; car il va de soi que le frac était de rigueur. Sonia, elle, s’etait décidée à rester en robe de chambre. Ou bien, si elle s’habillait, ce serait plus tard. Pour le moment, elle ne voulait pas bouger de cette grande balancine où elle souriait en regardant le soleil se coucher là-bas sur la mer. Ce spectacle l’amusait prodigieusement. On eût dit une grosse boule de billard, la rouge, qui re bondissait sur le tapis vert. Etait-ce drôle! Et quelle chance, d’être toute seule pour contempler ça! Ils n’y auraient rien com pris, eux, les sept! Ces hommes, ça nu point d’âme, n’est-ce pas? C’était drôle d’abord, oui, ce soleil cou chant. Puis, à la longue, c’était d’une tris tesse ! Sonia en avait à présent comme le coeur gros. Mais elle était douce, pourtant, cette tristesse. Plus que jamais Sonia se félicitait d’être toute seule à savourer cette langueur où il lui semblait s’évanouir comme à la pâmoison d’une lente jouis sance. Et voilà qu’en harmonie parfaite avec cette mélancolique et suave sensation d’enaller, une voix s’éleva, du chemin creux que surplombait la terrasse, une voix che vrotante et pourtant pure et fraîche, qui chantait ces gaies paroles sur un rythme traînard de cantilène : Passant par Paris, . Vidant ma bouteille, Un do mes amis M’a dit A l’oreille : F.t bon, bon, bon, Le bon vin m’endort Et l’amour m’y réveille encor. La voix s’était éloignée avec le chanteur qui marchait sur le chemin. Sonia eut peur de ne plus entendre la suite. Ce fut un dé sespoir. D’un saut elle quitta la balancine, courut à la balustrade de la terrasse, et se pencha en criant de son verbe autoritaire : —Encore, encore ! Je le veux. La chanson! Toute la chanson ! A cette injonction, le chanteur tourna la tête, puis revint sur ses pas, sans hâte d’ailleurs, et comme s’il agissait plutôt par curiosité que par obéissance. La main audessus des sourcils, il considérait attenti vement Sonia, qui eut ainsi elle-même tout loisir de l’examiner. C’était un vieillard de soixante-cinq ans environ. Ses loques, sa besace à l’épaule, dénotaient un mendiant. Pourtant Sonia remarqua tout de suite qu’il y avait une certaine coquetterie dans cette misère. La barbe et les cheveux du bonhomme n’étaient point hirsutes, ainsi que les ont ses pareils. Evidemment, celui-ci se taillait le poil de temps à autre. Au reste, il avait le visage fin et m^me distingué, jugea Sonia. Mais de cela elle ne s’occupa guère, ayant depuis longtemps observé que les vieilles gens du bord de mer ont presque tous l’air de gen tilshommes. Quand il fut au pied de la terrasse, le mendiant fit halte, et se mit à hocher la tête en murmurant : — Jolie, la petite, jolie ! Et dans ses yeux pâles, comme usés, un paillon s’alluma soudain. Mais il n’obéissait toujours pas à l’ordre de Sonia, qui s’était reprise à répéter, presque rageusement cette fois, scs petits poings cognés en tambourinade violente sur la pierre de la ba lustrade : — La chanson, toute la chanson ! Il semblait ne pas l’entendre, et demeu rait là, bouche bec, avec un vague sourire. Comme il avait la tête un peu inclinée sur l’épaule gauche, un mince filet de salive lui coulait de la commissure des lèvres dans la barbe. Ses regards de plus en plus flam baient. — Que je suis bête ! pensa tout à coup Sonia. Il attend mon aumône. Elle fouilla dans sa poche, qu’elle avait toujours garnie de pièces d’or en guise de sous. Elle en tira un louis, qu’elle jeta au vieux. Mais il n’y prit pas garde, continua béatement à la contempler, et ne se réveilla de son extase qu’en recevant en pleine face une poignée de gravier qu’elle lui lança. — Chantez donc ! criait-elle. Je le veux. Puisque je le veux. Puisque je vous paye. Alors, toujours souriant, il ramassa le louis et le rejeta sur la terrasse. Il dit en suite fièrement, et pourtant d’un ton très doux : — Je ne demande pas la charité, ma petite. Mais, si ça t’amuse, je chanterai toute la chanson, toute, autant de fois que tu voudras. Et, de sa voix chevrotante, plus chevro tante encore que tout à l’heure, comme s'il était ému, il recommença la chanson. Sonia était restée abasourdie, et, sans savoir pourquoi, touchée jusqu’aux larmes, ravie dwe tutoyée ainsi parle bonhomme, honteuse un peu de l’avoir traité en men diant ; et maintenant tout son être se fon dait au lent bercement de la cantilène, qui racontait une vieille chanson d’amour : J’ai eu de son cœur La fleur la première ; J’ai couché trois ans La nuit avec elle. Et bon, bon, bon, Le bon vin m’endort Et l'amour m’y réveille encor....

À propos

Fondé fin 1890 par François Mainguy et René Émery, Le Fin de siècle était un journal mondain bihebdomadaire. Lorsqu’il paraît, il sort immédiatement de la masse en vertu de son style badin et de l’érotisme à peine voilé de ses dessins. En 1893, son « bal Fin de siècle » fait scandale à cause de la tenue très légère de certaines de ses convives. Quelques années plus tard, en 1909, le journal devient Le Nouveau Siècle. Il disparaît en 1910.

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Données de classification
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