Extrait du journal

Le Danube était beau, mais il n’était pas bleu. Je ne voudrais faire de peine à quiconque et j’ai scrupule à détruire des illusions : mais le souci de la vérité oblige à dire qu’il n’est jamais bleu. Quand on l’a guetté, scruté pendant des heures ; quand on a vu s’y refléter successivement le pont de Vienne, les tours de Bratislava, le dôme d’Esztergom, les lumières étincelantes de Budapest, les escarpements de Belgrade, les falaises des Portes de fer, les stations fleuries de Roumanie et les minarets d’Adah-Kaleh ou les contours plus bruts et plus jeunes de Vidin en Bulgarie ; quand on a vu le reflet de la lune trembler sur ses frissons nocturnes et la clarté aveuglante du soleil de midi chauffer à blanc sa surface compacte et comme brillante de graisse ; quand on a épié l’envol des oiseaux sauvages, des hérons, des canards et des oies, ou compté en double les immenses troupeaux hongrois stagnant sur les rives, dans la chaleur épaisse... alors on sait que, du matin au soir et du soir au matin, il n’est jamais bleu qu’en de fugitifs et d’imperceptibles scintillements où se glace un reflet d’acier....