Extrait du journal
«LA BOURGOGNE» Je l’avais vu lancer. Vingt fois à son bord, sur le seuil des cabines, je suis venu serrer la main d’amis en par tance. Elle faisait partie de cette flotte de la Transatlantique que j’ai vue grandir depuis l’enfance, qui est liée à mes souvenirs les plus lointains, à ces émotions du début de la vie que Ton n’oublie pas. Nous étions, nous aussi, des gens de navire. De pères en fils, depuis cent-cinquante ans, les miens avaient armé des voiliers pour le long cours. Nous avions des trois-mâts qui allaient chercher des Chinois en Extrême-Orient, pour les porter aux Amériques ; nous en avions d’autres qui faisaient la navette entre la Caro line, la Louisiane et nos ports nor mands. Ils emportaient des émigrants, ils rapportaient la récolte de coton, les grosses billes d’acajou, les cornes et les peaux du Sud... Et sur la jetée du Havre, notre port d’attache, nous allions saluer leurs arrivées et leurs départs. En ce temps-là, je considérais, avec une nuance de jalousie, ces Transat lantiques du Havre-New-York qui, à leur sortie, emplissaient le port d’une glorieuse fumée, qui tiraient le canon en passant devant le mât des signaux, ces surprenants paquebots dont les cheminées, rouges et noires, se déco loraient dans le lointain, s’évaporaient au bord du ciel. Ils étaient la concurrence, n’est-ce pas? Eux,ils n’avaient pas besoiri du bon vent pour filer vite ! Nous les regardions un peu comme les conduc teurs de diligence durent saluer d’un hochement de tète les premiers che mins dé fer. Au milieu de cette prospérité, tou jours grandissante de la « Compa gnie», il fallut l’épreuve du malheur 'pour me faire oublier mes préven tions et pour me décider à l’aimer.Cette douloureuse occasion fut un naufrage aussi terrible que celui d’hier. Oh! je n’ai pas oublié le nom du navire qui iborda et de celui qui fut corné, d’agresseur était, cette fois encore, ' ^'Tonjmrrs ^ un anglais. Il s'appelait te Loc/ù-Earn.Il prit la Ville-du-Havre en travers ; il lui fendit trente-deux pieds de tôle, et, repoussé au loin par la secousse formidable, il vit le Tran satlantique se briser comme un fétu, disparaître au gouffre. Tous, nous avions des amis, des connaissances, des parents parmi ceux qui moururent ce jour-là. Le Havre tout entier porta leur deuil; on cher chait à se consoler en citant des traits d’héroïsme, — tous pareils à ceux d’aujourd’hui. Je me souviens, entre autres, d’un officier, le second capi taine du navire qui, à lui seul, sauva près de vingt personnes à la nage. Il s’appelait le commandant G a ray, Sauvé malgré lui, il se noya deux ans plus tard dans un nouveau naufrage où il fut la seule victime. Ainsi, cet océan tantôt caressant, tantôt révolté, qui roulait sous nos yeux, dans ses allées et venues si vivantes que lui donnent les marées, nous rappelait de temps en temps, qu’il entendait demeurer le maître de sa colère, et que ceux qu’il s’enga geait à laisser passer d’une rive du inonde à l’autre, devaient écrire dans le contrat qu’ils étaient prêts à donner leur vie à toute réquisition. Depuis le temps où, par ma fenêtre d’écolier, je regardais les cheminées rouges des transatlantiques s’effacer à l’horizon, ces paquebots, déjà formi dables ont grossi comme l’audace même de l’homme contemporain. Ils sont arrivés à des tailles si monstrueu ses que la mer semble domptée sous leur poids. Je vous le demande à vous tous qui les avez vus glisser, si majestueux entre les jetées, si réguliers dans leur traversée de l’Océan, — tels ces omni bus qui roulent d’un bout de Paris à l’autre,—n’aviez-vous point perdu à leur sujet toute velléité de crainte 1 Ne vous semble-t-il pas que leur poids, leur masse, leur puissance d’action, faisaient du danger de naufrage un péril presque chimérique ? Sûrement, les Ha vrai s vivaient dans cette sécu rité : ils s’étalent fait une habitude si régulière de saluer les départs du samedi et les retours du dimanche ! Et aussi bien ces grands navires ne craignent rien de la tempête. Mais que faire contre le brouillard, contre ces brouillards blancs de juin et de juillet qui, soudain, vous enveloppent de ouate? Il faut avoir été pris en mer dans ces nuées de coton où la vue se perd, où les bruits s’assourdissent, pour en soupçonner l’angoisse. Ainsi, je me souviens d’une traversée de Gibraltar sur ce Duc-de-Bragance qui, aujourd’hui, fait le service entre Marseille et Alger. Nous venions de Tanger, nous voulions rentrer en Méditerranée.Parunenuitsansétoiles, nous fûmes entourés de brume ; tout *6 monde était monté sur le pont du navire qui tremblait, ébranlé par les gémissements de la sirène. On ne Parlait plus, on attendait avec une Angoisse profonde. Et M. Péreire était nous autres sur le pont et beau...
À propos
Fondé en 1868 par Toussaint Samat, Lazare Peirron et Gustave Bourrageas, Le Petit Marseillais était le plus grand quotidien de Marseille, affichant un tirage de plus de 150 000 exemplaires en 1914. D'abord républicain radical, le journal s'avéra de plus en plus modéré au fil des ans. Dans un premier temps très local, il fut l’un des premiers journaux à publier dans la presse des récits de procès judiciaires sensationnels dès 1869, avant de s’ouvrir aux actualités internationales.
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