Extrait du journal

CERVEAUX D’AFRIQUE Voulez-vous que nous essayions de trous représenter l’état d’esprit de ces tirailleurs soudanais qui ont défilé, vendredi dernier, à Longchamps, puis aperçu entre deux képis de gardiens delà paix le paysage illuminé de Paris? Tous nous aimons à rafraîchir nos émotions émoussées, au contact des impressions toutes neuves que les pri mitifs reçoivent de la nature et de la civilisation. C’est la cause du plaisir si vif que le père et la mère de famille goûtent la première fois que, par exemple, ils conduisent leurs enfants à la ménagerie. La découverte des grands fauves effrayants,du singe qui ricane, du crocodile qui se traîne, par des marmots aux dents de lait est un spectacle qui, nous autres les vieux, nous enchante et nous rajeunit. L’Africain du Sahara ou du Soudan est un autre primitif. Seulement, l’igno rance de celui-là dure beaucoup plus longtemps que les dents de lait. Elle devient une habitude de l’esprit qui a sa volupté. Tous les missionnaires qui se sont occupés du musulman ou du nègre fétichiste disent sensible ment la même chose : — Jusqu’à douze ans l’intelligence de nos pupilles est vive. Après, on dirait qu’elle se noue. L’arrêt est brus que et définitif. C’est à se demander si la corde en poil de chameau que l’Is lam enroule autour de ces crânes rasés ne les déforme pas 1 Il se peut bien que l’Islam et les reli gion- nègres aient quelque responsa bilité dans ce sommeil des intelligen ces africaines; mais il faut compter avec trois autres facteurs d’ignorance dont nous autres, gens civilisés, nous ne soupçonnons pas ly puissance : d’abord le pays vide, ensuite la lecture et l’écriture inconnues, enfin la.rareté de ces représentations artistiques que, tout en gros,on peut appeler «images». J’ai fait cette expérience dans le Sahara : j’ai montré à une jeune femme soudanaise, dont l’intelligence était réelle et vive, une photographie nette et grande qui représentait dans un fauteuil deux enfants endormis. Elle a longuement considéré cette surface noire avec un mélange divertissant de circonspection dissimulée et de curio sité intense; puis, enfin, elle a dit: — Oh ! comme elle a une jolie poi trine !... C’est-à-dire qu’elle n’avait rien démêlé dans ce blanc et ce noir et que, trop barbare pour distinguer ces contours et ces reliefs, pour recevoir une impres sion dont, chez nous, un enfant de deux ans est capable, elle était tout de même assez femme pour penser : — Du moment qu’il emporte avec lui un grigri, cela doit être un souvenir, une image de celle qu’il aime... . Et alors, avec sa grâce souriante de jeune négresse, elle m’avait adressé, à propos do cette inconnue, le meilleur compliment que l’amour ait inventé pour les lemmes de son pays. Vous direz : — Celle-ci était une esclave souda naise... Soit. Mais il y a tel grand chef du Sud dont nous avons ensanglanté le burnous avec notre ruban rouge et qui, le jour où il vous donne sa photo graphie , hésite longtemps avant de découvrir où est la tête, où sont les pieds; puis, une fois sur deux, il ter mine cet examen en balafrant le visage du portrait. Une comparaison pour préciser: Los primitifs ont autant d’inquiétude et d étonnement devant une image qu’un paysan illettré devant la carte de b rance. Il vous regarde, il hésite, et s il no v®us accuse pas de se moquer de lui c’est qu’il a des raisons secrètes de vous ménager. Cette impuissance à saisir par un...