Extrait du journal

Le geste historique de Vatel, se pas sant son épée à travers le corps, est un geste excessif, mais qui ne manque pas de noblesse. Il jette un lustre indéniable sur la corporation des gens de cuisine. Que l’un d’eux, accablé par sa responsa bilité et craignant moins une répri mande aléatoire que le reproche muet de son amour-propre, ait voulu ne pas sur vivre à ce qu’il croyait son déshonneur, il n’y a là rien de ridicule, il me semble. Ne rions jamais des convictions assez ardentes et assez effectives pour mener jusqu’à la mort, refuge suprême au seuil duquel s’arrête la critique, ceux qui au raient pu se garder en vie moyennant quelques concessions à leurs principes. Transporté dans un autre domaine que celui des fourneaux, appliqué, par exem ple, à un juge qui préférerait le trépas à la crainte d’avoir mal jugé, l’acte de Va tel s’éclairerait d’une lueur quasi héroï que. Il symbolise en tout cas des vertus et des traditions qui, j’ai hâte de le dire, se sont transmises intactes depuis le grand siècle jusqu’à nos jours. Mieux que les sédentaires, dont la vision n’est précise que dans un milieu restreint et qui n’ont guère l’occasion de pratiquer cette opération de l’esprit, la comparaison, de laquelle résulte tant de profit philosophique, ceux qui ont beau coup voyagé se rendent compte du rôle important que jouent, hors de France, nos compatriotes employés à des travaux culinaires. Que l’on ne se le dissimule pas : notre pays se fait surtout connaître, à l’étranger, par les habiles artisans qui s’y sont fixés, cuisiniers, coiffeurs ou modistes. Voilà trois professions bien françaises. Leurs représentants consti tuent le fond de notre colonie dans plu sieurs grandes villes d’Amérique ou d’Australie. Il faut dire les choses comme elles sont et non comme elles pourraient être. Si le prestige littéraire et scientifique s’af firme toujours auprès d’une élite, si mal gré la carence ; cent fois regrettable d’un service de propagande nationale large ment organisé, nous avons, surtout de puis la guerre, gagné peu à peu quelques rangs dans l’estime de l’opinion bien in formée, la masse populaire, elle, qui s’en tient aux réalités, juge la nation fran çaise d’après les échantillons qu’elle en a sous les yeux. En dehors des consuls, qui sont peu nombreux, qui changent trop souvent de consulats et qu’on dé payse, au moindre avancement, du Bré sil à la Nouvelle-Zélande, en dehors des courageux missionnaires dont la ferveur et la foi s’expatrient jusqu’aux antipodes, bien peu de nos compatriotes exer çant des professions libérales et possé dant un rang social moyen songent à s’éloigner de nos douces frontières. Il est heureux que le renom justifié de la cuisine française, en incitant de riches particuliers ou de puissants « mana gers » d’entreprises hôtelières à se pour voir, coûte que coûte, d’un opérateur de premier ordre, ait ouvert un débouché constant et honorable à ceux que rien n’effraye, ni le Pôle ni le Tropique, et qui, sûrs de leur maîtrise et amoureux de leur art, partent au loin, avec six com plets blancs dans leur valise, pour réfor mer l’usage barbare du lièvre bouilli ou des pruneaux à la mayonnaise. Parce qu’ils propagent autour d’eux la saine doctrine alimentaire, les cuisiniers fran-...