Extrait du journal

La lèvre de rocher où je suis assis, dans la neige, finit brusquement et se heurte au vide abrupt qu'on n'ose point tout d'abord mesurer du regard. Je m'étends à plat ventre, plaqué au sol. En bas, après plus de mille mètres de falaise mordue par une force insensée, s'étend un plateau horizontal couleur d'amande, picoté d'arbres rabougris. Le bord de cette plate-forme, comme celle où je suis placé, frange à son tour le bleu de profondeurs plus lointaines où des ombres, allongées dans la verticale, sculptent des tuyaux d'orgue dans des rochers rosés comme l'aurore. Vous vous croyez rendu au fond ? Prenez une jumelle. Dans les verres, la solitude lointaine fait un bond de mille pieds. D'autres marches gigantesques apparaissent, escalier qui remonte du centre de la terre, cascades minérales grises ou mauve, tourbillons de rochers, traces de catastrophes vingt mille fois millénaires qui s'enfoncent jusqu'aux confins du vertige. Le Colorado qui a fait ça se distingue à peine. C'est un mince filet très lointain, une couleuvre qui dort blottie entre les roches. Sur la rive droite se dressent des temples étranges d'une pierre zébrée par les couches minérales multicolores, des bâtiments de songes dont le soleil change la forme à chaque instant. Dans cette gorge, large de vingt et longue de deux cent cinquante kilomètres, pèse un silence effroyable, un silence. qui fait passer un froid dans les vertèbres et que ne trouble aucun oiseau, aucune bête. L'autre côté du Canyon paraît tout proche pourtant un point de repère en restitue la vraie dimension la partie la plus éloignée est bordée d'un filet noir imperceptible, et c'est une forêt...