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L’Écho de Paris, 18 juillet 1891

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L’Écho de Paris
18 juillet 1891


Extrait du journal

temps peut-être pour l'honneur de la vertu, rentrèrent les parents de ma gracieuse hôtesse, paysan et paysanne aux traits ri gides, creusés, comme affinés par la -vie rude où l'on ne vit que par un instinctif génie, avec cette bonhomie sournoise que Jean Bâffier, notre statuaire, exprime si bien et où se lit une grande adresse ré signée dans la lutte pour l'existence, figures intéressantes s'il en fut, où la terreur des anciennes oppressions est demeurée, trou blantes malgré la clarté du regard ; car on y peut aussi deviner des rancunes. Mon repas obtenu de là fille, à ceux-là il me fallait demander le gîte. Je recourus, une seconde fois, à la méthode de Debureau, en me couchant le visage le long des deux mains unies et légèrement repliées en oreiller, cependant que je fermais les yeux et que je simulais un léger ronflement en aspirant bruyamment de l'air par le nez. Un instant après, j'étais conduit presque affectueusement dans une petite chambre toute embaumée aussi de résine. Pour tout meuble un lit si étroit que ma personne en débordait de tous les côtés, si dur que j'eusse été mieux sur un sac de noix. Mais qu'importe l C'était au temps où, dans ce pays admirable, les jours sont presque sans nuits, reliant l'aurore au couchant par quelques minutes d'un crépuscule lu mineux lui-même, comme si une pous sière d'argent transparente ne cessait de flotter dans l'air. Dans l'obscurité même, d'ailleurs, je n'eusse pas dormi davantage, hanté que j'étais par l'apparition dont je Voulais, plus que jamais, réaliser sur la toile, les tentantes et farouches saveurs. in Ah ! ce fut une rude séance de panto mime que celle où je dus expliquer aux parents que je voulais faire le portrait de leur fille toute nue. Je ne sais plus moimême comment je m'y pris, simulant gra duellement tous les détails du déshabillé. En même temps, je chiffonnais des rou bles entre mes doigts pour bien exprimer que j'étais aussi généreux que téméraire. Les deux vieux échangeaient des regards chargés d'avarices concupiscentes, cepen dant que la belle enfant baissait les yeux, comme intimement flattée, dans sa pu deur même, de l'hommage rendu à sa beauté. Ce fut la vieille qui décida le vieux. Les femmes de tous les âges ont l'honnêteté plus robuste que nous. Ils baragouinèrent à leur enfant je ne sais quoi qui voulait dire certainement dans toutes les langues : Ce sera pour ta dot, ma chérie. Je donnai, par avance, moitié des roubles promis pour qu'on ne pùt re venir sur, le marché. Et un atelier pour peindre, avec un bon jour sur le Nord ? Ce n'est pas à moi qu'on fait de ces plaisanteries. Je suis un intransigeant du plein air et j'allais avoir une occasion uni que d'affirmer mon intransigeance. Car tout était atelier dans le grand bois voisin où jamais il ne passait personne que quel que maigre bûcheron ou bûcheronne, si bien courbés sous leur fardeau qu'ils ne pouvaient regarder que leurs pieds gros sièrement chaussés de lanières de bou leau. Voyez-vous d'ici ce beau corps de jeune femme resplendissant sur un rideau d'émeraude frémissante et sombre ! Et pas d'artifice dans cet effet d'une harmonie puissante ! Rien que la Nature qui, mieux que nous, s'entend à ces mariages vibrants des couleurs ! Mais, dès la première séance, laquelle commença par un ensemble de surprises délicieuses, je fis une découverte d'une nature vraiment délicate et que je vou drais vous communiquer avec une délica tesse égale d'expression. Comment vous dirai-je? S'il s'agissait du menton, mon Dieu, je dirais bien simplement que mon modèle était imberbe. Eh bien, quoi? Tout est compensation dans la nature, et quand on possède, sur la tête, une cheve lure aussi admirable, on ne saurait s'éton ner qu'il n'en soit pas resté pour ce que nous autres, peintres, nous appelons les rappels. De la naissance, certainement, cette personne, d'ailleurs parfaite, avait reçu ce que les femmes d'Orient n'obtien nent que par une douloureuse éducation, ce que les sculpteurs classiques ont ima giné pour leurs images de marbre, comme si la vraie pudeur n'était pas de respecter les voiles là où la Nature en a posés. On en revient, d'ailleurs, de cette tradition ridicule, et Falguière y a mis bon ordre, Dieu merci ! Vous me direz que c'était la Nature aussi qui, dans l'espèce, avait suivi les préjugés de la sculpture classique. Eh bien l Ça me choqua tout de même. Il fallait que cet ornement tût dans mon tableau ou que mon tableau ne fût pas. Un autre l'eût ajouté de chic. Moi je suis incapable de ces choses. Et plutôt que de faire autre chose que ce que je voyais, je résolus de rendre ce que je voyais conforme à ce que j'y voulais voir. Quelques coups de pinceau savamment posés, délicatement effilés, ré parèrent l'oubli des dieux et furent d'une illusion parfaite. , En trois jours, j'eus terminé, je donnai la seconde moitié des roubles promis et, sans avoir violé en rien, je le. jure, les lois saintes de l'hospitalité, je m'en retournai à Pétersbourg, ma toile abreuvée de sicca tifs sous le bras. Caton n'eût pas agi avec une vertu plus complète. IV Comme je m'allais munir d'un passe port pour quitter la Russie — car, pour nous retenir plus longtemps sans doute on nous impose maintenant cette forma lité d'ordre essentiellement fiscal — un officier de police me dit fort honnêtement : r- Monsieur, nous allions justement vous rechercher pour vous inviter à compa raître devant nos tribunaux avant votre départ. Je vais donner avis que votre af faire peut passer demain. — Mais quelle affaire? — Prenez la peine de m'accompagner, cher Monsieur, jusqu'au tribunal et vous en saurez, dans un instant, plus long que moi. J'avoue que j'étais atterré. On m'avait répété que le code russe manquait de tendresse, même pour les moindres pec cadilles. Mais, morbleu I que pouvais-je avoir bien fait ? Allait-on m'accuser main tenant d'avoir dérobé la grosse cloche...

À propos

Fondé en 1884 par Aurélien Scholl et Valentin Simond, L’Écho de Paris était un grand quotidien catholique et conservateur. Il était sous la coupe financière du célèbre homme d'affaires Edmond Blanc, propriétaire notamment de plusieurs casinos et hôtels de luxe à Monte-Carlo.

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