« Surtout, ne parlons pas de l'affaire Dreyfus ! »
Publié peu après le « J'accuse... ! » de Zola, le célèbre dessin de Caran d'Ache synthétise les tensions qui parcourent la France de 1898.
Le 14 février 1898 paraît dans Le Figaro un dessin humoristique qui fera date. Signé Caran d'Ache et intitulé « Un dîner en famille », il représente un groupe de gens réunis pour un repas. Dans la première case, tout le monde sourit et se tient bien : « — Surtout, ne parlons pas de l'affaire Dreyfus ! ». Dans la seconde case, les mêmes s'entre-déchirent autour de la table renversée : « Ils en ont parlé... », commente la légende.
Le dessin paraît alors que l'affaire Dreyfus est à son paroxysme. Un mois plus tôt, le 13 janvier, Zola a publié son célèbre « J'accuse... ! » en une du journal L'Aurore. Le procès de l'écrivain qui s'ensuit a attisé les tensions entre dreyfusards et antidreyfusards. Désormais, la France se divise en deux camps qui s'affrontent dans une atmosphère d'extrême violence verbale, attisée par des médias omniprésents et au discours radicalisé.
Caran d'Ache, de son vrai nom Emmanuel Poiré, a parfaitement saisi la nature de ce clivage qui transcende les différences sociales et religieuses et attise les passions jusqu'au sein des familles. Dessinateur prolifique, il a sa page tous les lundis dans Le Figaro, où son trait malicieux s'attaque à tous les sujets : on le voit tour à tour se moquer de Bismarck, imaginer le retour de Napoléon ou s'illustrer dans des gags quasiment sans paroles.
Mais le caricaturiste, fin chroniqueur de la montée en puissance des tensions qui agitent la société française, n'échappera pas lui-même à la radicalisation. Jusqu'ici cantonné à un rôle d'observateur ironique des travers de la société, il fonde la même année avec son ami Forain le journal Psst... !, un hebdomadaire satirique antidreyfusard et antisémite qui entend établir l'honneur de l'armée.
Mort en 1909, il vivra assez longtemps pour voir la réhabilitation de Dreyfus.