Écho de presse

C'était à la une ! Au bagne de Guyane avec Albert Londres

le 16/12/2022 par RetroNews
le 15/12/2017 par RetroNews - modifié le 16/12/2022
Embouchure de Maroni - portrait d'Albert Londres - Source BnF Gallica

Aujourd'hui, lecture d'une enquête d'Albert Londres à Cayenne. Il raconte le récit de onze forçats évadés puis repris. Après une navigation périlleuse au départ de Surinam et dans l'espoir de rejoindre le Venezuela, les forçats amarrent, par erreur, à Trinidad et sont à nouveau faits prisonniers.

En partenariat avec "La Fabrique de l'Histoire" sur France Culture

Cette semaine : "En voguant vers la Guyane", par Albert Londres, Le Petit Parisien, 8 août 1923

Texte lu par : Laurent Lederer  

Réalisation : Séverine Cassar

« EN VOGUANT VERS LA GUYANE

Quand ce matin, le Biskra qui, naguère, transportait des moutons d'Alger à Marseille et maintenant promu au rang de paquebot annexe dans la mer des Antilles, eut jeté son ancre devant Port-d'Espagne, les passagers de tous crins et de toutes couleurs, Chinois, créoles, blancs, Indiens, entendirent ou auraient pu entendre le commandant Maguero crier de sa passerelle : "Non ! Non ! Je n'ai ni barre, ni menottes, ni armes, je n'en veux pas !".

En bas, sur la mer, onze hommes blancs et deux policiers noirs attendaient dans une barque. C'était onze Français, onze forçats évadés qu'on voulait rembarquer pour la Guyane. [...]

Les autorités anglaises de Trinidad, insistant pour se débarrasser de cette cargaison, on vit arriver peu après un canot qui portait le consul de France.

- La prison de Port-d'Espagne n'en veut plus, et moi je ne puis pourtant pas les adopter, gardez-les, commandant, fit le consul. [...]

Alors, le commandant cria aux deux policiers noirs :

- Faites monter.

Les onze bagnards ramassèrent de misérables besaces et, un par un, jambes grêles. gravirent la coupée. [...]

Quatre étaient sans savates. Chiques et araignées de mer avaient abîmé leurs pieds. [...]. Les surveillants reconnaissaient les hommes.

- Tiens dit l'un d'eux au troisième du rang, te voilà ? Tu te rappelles ? C'est moi qui ai tiré deux coups de revolver sur toi, il y a trois ans, quand tu t'évadas du camp Charvein.

- Oui répondit l'homme, je me rappelle, chef [...].

- Allons, venez ! dit le gardien de première classe, au ventre convexe. Les hommes suivirent. Par une échelle, ils descendirent aux troisièmes. [...] Et on les mena tout au bout du bateau, au-dessus de l'hélice. [...]

À la fin de l'après-midi, comme il était six heures et que nous longions les côtes de Trinidad, quittant le pont supérieur, je descendis par l'échelle des troisièmes et, à travers la fouillerie ambulante des fonds de paquebots, gagnais le bout du Biskra. Les onze forçats étaient là, durement secoués par ce mélange de roulis et de tangage baptisé casserole.

- Eh bien, leur dis-je, pas de veine !

- On recommencera !

Sur les onze, deux seulement présentaient des signes extérieurs d'intelligence. Les autres, quoique maigres, semblaient de lourds abrutis. Trois d'entre eux ayant découvert un morceau de graisse de bœuf s'en frottaient leurs pieds affreux en répétant : « Ah ! ces vaches d'araignées crabes ! » Mais tous réveillaient en vous le sentiment de la pitié.

On aurait voulu qu'ils eussent réussi.

- D'où venez-vous ? De Cayenne ?

- Mais non ! de Marienbourg, en Guyane hollandaise.

Nous nous étions évadés du bagne depuis dix-huit mois. On travaillait chez les Hollandais. On gagnait bien sa vie...

- Alors pourquoi avez-vous pris la mer ?

- Parce que le travail allait cesser, et que les Hollandais nous auraient renvoyés à Saint-Laurent. Tant que les Hollandais ont besoin de nous, tout va bien. Ils nous gardent. IIs viennent même nous débaucher du bagne quand ils créent de nouvelles usines, nous envoyant des canots pour traverser le Maroni, nous donnant des florins d'avance. C'est qu'ils trouvent chez nous des ouvriers spécialistes et que ce n'est pas les nègres qui peuvent faire marcher leurs machines.
Mais depuis quelques années ils ne sont plus chics. Dès qu'ils ne peuvent plus se servir de l'homme, ils le livrent. C'est la faute de  quelques-uns d'entre nous, qui ont assassiné chez eux à Paramaribo. Les bons payent pour les mauvais.

- T'as raison. Tintin, dit un rouquin qui graissait les plaies de ses pieds.

- Alors ?

- Alors pour gagner la liberté, nous nous sommes cotisés, les onze. Nous avons acheté une barque et fabriqué les voiles avec de la toile de sac [...]. C'est au Venezuela que nous voulions aller. Au Venezuela on est sauvé. On nous garde. On peut se refaire une vie par la bonne conduite. Il nous fallut neuf heures pour sortir de la rivière.  [...] Deux jours après nous devions voir la terre. Le Venezuela ! On ne vit rien. [...] Le lendemain on ne vit rien non plus, mais le soir ! Nous avons eu juste le temps de ramasser les voiles, c'était la tempête. [...] Sans être chrétiens, nous avons tous fait plusieurs fois le signe de croix.
Au matin, on vit la terre. On se jeta dessus. Des noirs étaient tout près.
- Venezuela ou Trinidad
 ? crions-nous.

- Trinidad.

C'était raté. Nous voulûmes repousser le canot, mais sur ces côtes les rouleaux sont terribles. Après huit jours de lutte, nous n'en avons pas eu la force. Le reste n'a pas duré cinq minutes. Des policemen fondirent sur nous. Dans Trinidad, il n'y a que policiers et voleurs. Un grand noir frappa sur l'épaule du rouquin et dit : "Au nom du roi, je vous arrête !" Il n'avait même pas le bâton du roi, ce macaque-là ! mais un morceau de canne à sucre à la main. Ces noirs touchent trois dollars par forçat qu'ils ramènent. Vendre la liberté de onze hommes pour trente-trois dollars, on ne peut voir cela que dans le pays des pouilleux !

Alors j'entendis une voix qui montait du deuxième forçat et qui disait : « Moi, j'ai tué pour moins. » [...]

La nuit tropicale tombait tout d'un coup comme une pierre. Les onze forçats qu'on n'avait pas menottés s'arrangèrent un coin pour le sommeil. [...] Des premières, arrivait un vieux chant fêlé de piano-annexe. C'était un air de France vieilli aux Antilles, et plusieurs, mélancoliquement, le fredonnèrent. On entendait aussi les coups de piston de la machinerie. À onze nœuds cinq - et à des titres différents - le Biskra nous emmenait au bagne.

Albert Londres »
 

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Le Bagne
Jean Carol
Un déporté à Cayenne
Armand Jusselain
La Guyane et la question pénitentiaire coloniale
Jules Léveillé