Le cas de Jules Durand ou la « seconde affaire Dreyfus »
En 1910 au Havre, un contremaître anti-gréviste est tué lors d'une rixe. Un coupable idéal est trouvé : Jules Durand, syndicaliste. C'est le début d'une des plus grandes erreurs judiciaires françaises.
Son nom n'est guère connu aujourd'hui, pourtant Jules Durand fut victime d'une des plus graves erreurs judiciaires du siècle dernier en France. Certains, à l'instar de Jean Jaurès, parlèrent même de « seconde affaire Dreyfus ».
Cette histoire tragique commence en 1910, au Havre. Le port est alors en pleine grève contre l'extension du machinisme et la vie chère, les ouvriers réclamant en outre une hausse des salaires et le paiement des heures supplémentaires.
Pour contrer le mouvement, les compagnies portuaires et maritimes embauchent des « renards », ouvriers anti-grévistes payés trois fois plus cher. Le 9 septembre, à la suite d'une rixe alcoolisée, l'un d'eux, Louis Dongé, contremaître, meurt roué de coups par trois charbonniers. Ces derniers sont arrêtés.
Jules Durand aussi. Anarchiste, syndicaliste révolutionnaire, membre de la Ligue des droits de l'Homme et militant antialcoolique, il est alors secrétaire du syndicat des charbonniers. On l'accuse d'avoir prémédité et organisé l'assassinat de Louis Dongé.
La presse prend aussitôt parti. Dans un article à charge contre les syndicalistes, titré « L'assassinat d'un “renard” », le quotidien conservateur Le Temps rapporte :
« Nous avons raconté hier dans quelles conditions de sauvagerie un ouvrier charbonnier du Havre, Dongé, qui n’avait pas voulu faire grève, avait été assailli, injurié, frappé à coups de pied et à coups de poing. Dongé est mort à l’hôpital sans avoir repris connaissance et trois de ses agresseurs, nous l’avons dit, ont été arrêtés [...].
D'après les renseignements qui nous viennent du Havre, il résulte de l’enquête que Dongé et deux autres ouvriers, MM. Leblond et Argentin, étaient désignés depuis le commencement de la grève à la vengeance des chômeurs volontaires. Il aurait même été prononcé ces paroles : “Camarades, il faut les supprimer, les assommer, les faire sauter !”
La mort de ces trois hommes fut mise aux voix et votée ! Une vingtaine de grévistes furent choisis, parmi les assistants, pour empêcher les trois victimes désignées de travailler et pour les guetter. On aurait conseillé aux grévistes d’assaillir en nombre les travailleurs, de les entourer et de les frapper ensemble, afin qu’aucun agresseur ne pût être reconnu.
On ajoutait que si malheur arrivait aux exécuteurs de la décision prise, le syndicat secourrait leurs femmes et leurs enfants. »
Lorsque le procès s'ouvre le 10 novembre, cette version des faits est immédiatement contestée par Jules Durand et par son jeune avocat, un certain René Coty (futur président de la République de 1954 à 1959).
Ils sont soutenus par les autres ouvriers qui organisent des manifestations, mais aussi par la presse de gauche, dont L'Humanité, qui crie à la machination. Le journal multiplie les articles en faveur de Durand et publie dès le 17 septembre une déclaration de l'Union des syndicats du Havre :
« Les secrétaires des organisations constatent une fois de plus,
Que la presse bourgeoise et conservatrice trompe le public en déformant une simple rixe entre individus pris de boisson, et en profite pour attaquer et atteindre le Syndicalisme dans son développement.
Que le Syndicalisme ne peut être rendu responsable de faits dont l'alcoolisme seul est la cause et que tous les Syndiqués sont unanimes à réprouver. L'action syndicale ayant d'autant plus de puissance qu'elle est méthodique, sérieuse et éducatrice.
Protestent contre l'arrestation des frères Boyer et du secrétaire Durand, car il est absolument faux que l'exécution des “renards” ait été décidée, préconisée dans les réunions de grève, et il faut être complètement ignorant du rouage syndical pour émettre une information aussi odieuse. »
Jules Durand est désigné comme étant le commanditaire du meurtre par une dizaine de charbonniers non-grévistes. Mais ceux-ci, comme on l'apprendra plus tard, ont été soudoyés par la Compagnie transatlantique...
Le 25 novembre, le verdict du jury tombe. Durand est condamné à mort pour « complicité d'assassinat ». Il fait aussitôt une crise de nerfs : le procès commence à lui faire perdre la raison.
Parmi les ouvriers, dans la presse et parmi les personnalités publiques, la mobilisation s'intensifie. Paul Meunier, député radical-socialiste de l'Aube, publie une longue tribune en une du Matin :
« Ils sont [...] au Havre plus de trois cents témoins, de vrais témoins, que j'ai entendus et qui nous apportent la preuve absolue de l'innocence du condamné à mort.
Alors, contre Durand, que reste-t-il ? Il reste douze témoins qui, à la cour d'assises de Rouen, ont déposé contre lui. Douze témoins, douze dépositions différentes. »
Jules Durand est finalement gracié, le 31 décembre, par le président Armand Fallières. Sa peine est commuée en sept ans de prison. Mais pour les soutiens de l'accusé, cela ne suffit pas. L'Humanité écrit le 1er janvier 1911 :
« Sept ans de réclusion, s'il devait les faire, c'est encore pour l'innocent, la torture morale et physique imméritée et ce serait pour lui la même fin que l'échafaud.
Cette décision bâtarde, visiblement inspirée du mélange étrange d'une conviction d'innocence et d'une crainte débile de heurter les puissances de réaction sociale, n'honorera pas celui qui l'a signée. »
Finalement, Jules Durand est libéré le 16 février. Jean Jaurès, un de ses soutiens les plus fervents, écrit alors en une de L'Humanité, dont il est le directeur, un texte vibrant auquel il donne le titre « Enfin ! » :
« Durand n'a pas été la seule victime de cet état d'esprit. Bien des jugements rendus contre des grévistes sont d'un arbitraire aussi violent. L'exagération répressive des lois scélérates a été pour les parquets, pour les magistrats, pour les jurés bourgeois, une sorte d'excitation permanente aux verdicts de haine et de peur contre les militants, ouvriers ou écrivains.
L'énormité même de l'attentat commis contre Durand a éveillé les consciences, mais bien des injustices encore sont à réparer ou plutôt si la République ne veut pas se déshonorer, c'est une attitude toute nouvelle envers le prolétariat qu'il faut qu'elle adopte enfin. C'est un esprit vraiment nouveau qui doit pénétrer les institutions, les lois et les juges. L'ordre véritable en sera mieux assuré, comme le progrès, la liberté et le droit. »
Jules Durand ne sera totalement innocenté qu'en 1918. Mais l'affaire l'aura mentalement brisé : il souffrira toute sa vie de délire de persécution. Il mourra dans un asile psychiatrique en 1926.
Un boulevard du Havre porte son nom depuis 1956.