Le scandale du portrait de Rachel sur son lit de mort
En 1858, le portrait dessiné de la tragédienne Rachel sur son lit de mort est exposé et publié dans un journal sans l’autorisation de sa famille. Le procès qui s’ensuit est déterminant pour le droit à l’image en France.
Alfred de Musset, qui en était tombé amoureux, disait d’elle : « ce qui frappe d'abord dans sa démarche, dans ses gestes et dans sa parole, c'est une simplicité parfaite, un air de véritable modestie. La voix est pénétrante, et, dans les moments de passion, extrêmement énergique ; ses traits délicats, qu'on ne peut regarder de près sans émotion, perdent à être vus de loin sur la scène... »
Elle a été l’une des plus grandes tragédiennes du XIXe siècle, a brûlé les planches en innovant à chaque rôle, a fait chavirer les cœurs (dont celui du comte Walewski, fils de Napoléon et de Marie Waleswka). Mais si on se souvient aujourd’hui de Rachel Félix, dite Rachel, c’est pour le jugement portant sur la diffusion de son portrait sur son lit de mort.
Lorsque Rachel décède le 3 janvier 1858, sa sœur Sarah demande à un photographe de venir faire le portrait de la morte, comme c’est l’usage en ce siècle. Un dessinateur, M. Ghemar, sera appelé pour retoucher légèrement le cliché afin de le rendre moins cru. Ces portraits sont à destination exclusive de la famille de la tragédienne, comme le précise Sarah Félix.
« Elle avait stipulé avec le photographe, comme plus tard avec le dessinateur, que tous les portraits lui seraient remis sans exception et qu'elle seule pourrait disposer du précieux souvenir. »
Or, une peintre célèbre, Frédérique O’Connell se procure la photo et, d’après ce modèle, réalise un portait au fusain de Rachel sur son lit de mort.
Le dessin adoucit la dureté que la mort a imprimé sur les traits de la comédienne et idéalise la défunte, qui paraît paisible et sereine. Il est exposé dans un magasin puis reproduit et publié dans le journal L’Illustration. Sarah Félix attaque l’artiste et les responsables du journal pour que le dessin soit retiré.
« À l'apparition du dessin de Mme O'Connell, la susceptibilité de Melle Sarah Félix s'éveilla grandement.
Elle vit là une profanation et assigna tant à sa requête qu'à celle de M. Félix, son père, Mme O'Connell, pour voir dire que le dessin serait retiré de la circulation, les clichés détruits, et qu'une indemnité serait payée aux demandeurs par l'auteur du dessin. »
Le 9 juin 1858, le procès s’ouvre à Paris. L’avocat de Sarah Félix invoque tout d’abord la contrefaçon : Frédérique O’Connell n’aurait fait qu’imiter les traits de crayon du dessinateur Ghemar. Puis, il invoque le droit de chacun à maîtriser son image, y compris après la mort à travers l’action des membres de la famille.
« Il soutient que si Rachel vivante appartient au public, Rachel morte appartient à sa famille et à sa famille seule ;
que les parents d'un artiste ont le droit de s'opposer à ce que le portrait de leur enfant mort, étendu sur un lit funèbre, soit, à l'aide du dessin et de la photographie, tiré à des milliers d'exemplaires et exposé partout aux yeux et aux commentaires du public et des indifférents, souvent à côté même des parents qui pleurent sur une mort prématurée. »
En face, l’avocat de Mme O’Connell assure que le dessin est une œuvre originale, « la mort divinisée de la tragédienne », totalement différente du portrait retouché par Ghemar, Et puis, après tout, les artistes ne s’appartiennent pas tout à fait.
Au terme de plusieurs jours de procès, Ernest Pinard, le substitut du procureur, tranche en faveur de Sarah Félix et valide la saisie et la destruction de toutes les images en cause, précisant que Mme O’Connell s’était procuré « discrètement » la photographie avant d’exécuter son dessin sans en parler à la famille qui avait le « droit absolu, exclusif, de le garder pour elle ».
Les attendus sont clairs et feront jurisprudence en France.
« Attendu que nul ne peut, sans le consentement formel de la famille, reproduire et livrer à la publicité les traits d'une personne sur son lit de mort, quelle qu'ait été la célébrité de cette personne et le plus ou moins de publicité qui se soit attaché aux actes de sa vie ;
Attendu que le droit de s'opposer à cette reproduction est absolu, qu'il a son principe dans le respect que commande la douleur des familles, et qu'il ne saurait être méconnu sans froisser les sentiments les plus intimes et les plus respectables de la nature et de la piété domestique ;
Attendu d'ailleurs que Sarah Félix, qui a assisté sa sœur à ses derniers moments, a stipulé dans les termes les plus exprès, en chargeant Crette et Ghemar de reproduire les traits de Rachel sur son lit de mort, que leurs dessins resteraient sa propriété et qu'ils ne pourraient en communiquer de copie à qui que ce soit. »
Le tribunal condamne Frédérique O’Connell à 5 000 francs de dommages et intérêts. Les photographes de L’Illustration qui ont pris des clichés du dessin sont mis hors de cause mais doivent détruire toutes les reproductions.
La Presse anticipe la « question délicate » que soulève la facilité de reproduction des photographies.
« C’est une question fort délicate que celle de savoir si l'image d'une personne peut être classée parmi les choses qui sont dans le commerce, et s'il est permis de trafiquer sans le consentement de celle-ci ou de sa famille.
Cette question doit surtout être soulevée à une époque où les artistes photographes restent détenteurs de clichés à l'aide desquels ils peuvent reproduire en nombre considérable, au profit des tiers, les portraits qu'ils sont chargés d'exécuter. »
En France, cette jurisprudence est toujours d’actualité : l’image d’un citoyen lambda ou d’une célébrité ne peut être diffusée sans son consentement.
Et ses héritiers peuvent s’opposer à sa publication après sa mort.