Écho de presse

L'épouvantable postérité du vampire de Montparnasse, profanateur de sépultures

le 15/12/2019 par Pierre Ancery
le 28/11/2018 par Pierre Ancery - modifié le 15/12/2019
Le sergent Bertrand surpris en plein forfait, extrait de la revue Détective, 3 septembre 1936 - source : Bibliothèques spécialisées de Paris
Le sergent Bertrand surpris en plein forfait, extrait de la revue Détective, 3 septembre 1936 - source : Bibliothèques spécialisées de Paris

Entre 1848 et 1849, un mystérieux profanateur de sépultures se rend dans les cimetières parisiens pour déterrer, mutiler et violer des cadavres. Lors de son arrestation, le public découvre médusé qu'il s'agit d'un jeune sergent nommé François Bertrand.

Le 3 août 1848, on lit dans Le Siècle cette histoire digne d'un roman d'horreur, survenue au cimetière Montparnasse, dans le 14e arrondissement de Paris :

« Le cimetière Montparnasse a été, la nuit dernière, le théâtre d'une horrible profanation, et c'est, à ce qu'on suppose, quand l'orage éclatait avec force, et à la lueur funèbre des éclairs, que se seraient passés les monstrueux détails que nous allons raconter.

 

L'auteur de cette profanation, car on croit qu'il a agi seul, après avoir pénétré, on ne sait comment, dans l'asile des morts, a exhumé d'abord une jeune fille enterrée l'avant-veille dans la fosse commune ; après avoir fait sauter les planches qui fermaient la bière, il en a retiré le corps, a ouvert l'abdomen à l'aide d'un instrument tranchant, et a retiré les intestins, qu'il a jetés dans un massif d'arbustes.

 

La même violation a été commise sur le corps d'une autre jeune fille dont la bière était voisine [...]. On se perd en conjectures sur les motifs qui ont pu déterminer des actes aussi odieux. »

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Qui est ce mystérieux profanateur de sépultures que la presse ne va pas tarder à qualifier de « vampire » ? Dans les mois qui suivent, la police enquête mais ne parvient pas à mettre la main sur le coupable. Des agents sont mobilisés pour surveiller le cimetière parisien tandis qu'on installe des barbelés sur les murs d'enceinte.

 

En vain : le « vampire de Montparnasse » parvient à revenir sur les lieux et à commettre à nouveau ses actes atroces.

 

Les autorités décident alors de placer une « machine infernale » dans le cimetière. Mais celle-ci manque d'abord la cible, comme Le Siècle l'explique le 10 mars 1849 :

« Nos lecteurs n'ont pas oublié cet être hideux et fantastique qui, par une nuit de tempête, s'introduisait dans le cimetière Montparnasse, où il exhumait des cadavres de femmes et fouillait ensuite à pleines mains dans leurs entrailles [...].

 

Le vampire revint comme on s'y attendait. En glissant le long du mur, il accrocha un fil de fer qui faisait jouer une détente, et une explosion formidable se fit aussitôt entendre ; mais celui contre lequel ces dispositions étaient prises ne fut pas atteint par les projectiles, et il s'échappa.

 

À quelques jours de là, cet acharné profanateur osa s'introduire de nouveau dans le cimetière, et il fut encore assez heureux cette fois pour éviter l'effet de la machine infernale, qui était combiné cependant pour agir d'une manière infaillible [...].

 

C'est selon toute probabilité un malheureux dont la raison est égarée ; il n'a pas reparu depuis, et il est présumable qu'en se voyant ainsi traqué, il a renoncé à ses funèbres expéditions. »

Toutefois, dans la nuit du 15 au 16 mars, la machine infernale finit par toucher la cible d'un coup de mitraille. L'intrus parvient à s'échapper en escaladant le mur de la rue Froidevaux. Peu de temps après, le jeune sergent François Bertrand se présente à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce : il vient d'être blessé par balle, mais ne parvient pas à donner d'explication satisfaisante à ses blessures.

 

Un officier va l'interroger à fond. Très vite, Bertrand avoue : il est l'auteur des profanations. Au médecin qui l'interroge, le Dr Marchal de Calvi, chirurgien-major du Val-de-Grâce, il va faire un récit détaillé des horreurs commises au cours de l'année précédente. Le public découvre que le monstre décrit par la presse a le visage doux et avenant d'un jeune homme de 25 ans.

 

On apprend aussi avec horreur qu'il se livrait à des actes sexuels sur les cadavres de femmes et d'adolescentes : une fois déterrés, il les violait ou bien se masturbait avant de les mutiler à l'aide d'une lame, de leur extraire les entrailles ou de leur couper les parties génitales. Bertrand était ce qu'on appellera plus tard un nécrophile, une pathologie qui n'est alors pas étudiée par la médecine.

 

La Gazette de France raconte :

« Les renseignements fournis sur Bertrand sont loin de lui être favorables ; dans la plupart des villes où il a été en garnison, notamment à Tours, Strasbourg et Metz, les cimetières ont été profanés avec des circonstances à peu près semblables à celles du cimetière Montparnasse.

 

En présence des cadavres gisant sur le sol et affreusement mutilés, on a dû penser que la lacération de ces corps était le seul but du monomane, du fou, qu’un délire inexplicable portait à ces actes odieux. Les interrogatoires subis par Bertrand, qui jouit de la plénitude de sa raison, et qui toujours a répondu avec une remarquable présence d’esprit aux questions qui lui ont été adressées, les nouvelles recherches auxquelles la justice a dû se livrer, et particulièrement cette circonstance que les cadavres arrachés de leurs tombes appartenaient à des jeunes filles ou à des jeunes femmes, ont donné une toute autre explication à ces scènes lugubres.

 

Il paraît aujourd’hui démontré que le visiteur nocturne du cimetière, entraîné par une passion qui révolte la nature, et que l’imagination se refuserait d’admettre, si des faits, malheureusement trop constants, n’en démontraient la réalité, n’avait d’autre objet, en mutilant les cadavres qu’il avait profanés, que de dissimuler les véritables causes du crime. »

François Bertrand est jugé par un conseil de guerre en juillet 1849 : c'est la juridiction compétente pour un militaire. Chose curieuse, la nécrophilie n'étant pas clairement interdite en France, il va être accusé uniquement de violation de sépulture.

Le Siècle donne un compte-rendu précis des échanges entre le juge et l'accusé. Bertrand raconte la première fois qu'il a été pris de sa pulsion morbide :

« M. LE PRESIDENT, à l'accusé. Reconnaissez-vous vous être rendu coupable des faits horribles qui sont articulés contre vous ?

 

BERTRAND. C'est vrai, mon colonel. [Émotion dans l'auditoire.] Cela m'est arrivé la première fois en 1847, à Bléré, près de Tours.

 

D. À la suite de quelle horrible sensation avez-vous commis cette profanation ?

 

– Je ne sais pas... J'allais me promener à la campagne avec un camarade du régiment... Nous avons passé près du cimetière, et j'ai vu qu'on avait laissé tous les outils d'enterrement près d'une fosse où on avait déposé un cadavre la veille... Je ne pourrais pas vous dire, mon colonel, ce qui s'est passé en moi... C'était plus fort que moi... Je me suis dépêché de rentrer en ville pour me débarrasser de mon camarade, et, quand j'en ai été débarrassé, je suis allé déterrer le cadavre […].

 

D. Mais quel sentiment vous poussait à commettre une action semblable ?

 

– Mon colonel, je ne peux pas vous dire ce que c'est ; c'était une rage, une folie […]. Après que j'eus déterré le cadavre, je le frappai et le mutilai. [Vive émotion.] Puis, je le replaçai dans la fosse. »

Dans la suite du procès, Bertrand est tenu de révéler d'autres détails.

« D. Comment se fait-il que, de préférence, vous ayez exercé ces horribles profanations sur des cadavres de femmes et de jeunes filles ?

 

– […] C'est sans doute une erreur de procès-verbal... Je crois qu'il m'est arrivé aussi souvent de déterrer des hommes que des femmes [...].

 

D. On a constaté que certaines parties du cadavre d'une jeune fille avaient été (et nous nous servons de l'expression du rapport) comme mâchonnées... Est-ce que vous vous seriez servi de vos dents ?

 

– Jamais, mon colonel !... ce que vous dites là pouvait provenir de ce que l'instrument dont je me servais coupait mal. »

Malgré ses dénégations, l'examen des cadavres montra qu'il arrivait à Bertrand d'en manger certaines parties.

 

Après l'audition de l'accusé, le docteur Marchal de Calvi est appelé à la barre pour témoigner. Il va plaider l'irresponsabilité pour Bertrand, arguant que celui-ci est atteint d'une maladie mentale (une « monomanie ») :

« Maintenant, si je dois émettre un avis, je dois déclarer devant Dieu et devant les hommes que Bertrand a agi en dehors de toute liberté, qu'il n'avait pas son libre arbitre, qu'il n'avait pas sa raison libre, et qu'il doit être considéré comme un homme affecté d'aliénation mentale partielle. »

Mais le conseil de guerre n'écoutera pas son avis et Bertrand sera condamné à un an de prison.

 

Dans son livre Le Sergent Bertrand : portrait d'un nécrophile heureux, Michel Dansel a reconstitué la suite du parcours du condamné. Après avoir purgé sa peine, il intègre l'infanterie légère en Afrique puis, revenu à la vie civile, il se marie au Havre en 1856 et exerce divers métiers. Deux violations de sépultures qui eurent lieu dans la région en 1864 et 1867 pourraient avoir été de son fait.

 

Bertrand meurt en 1878. Des années plus tard, la presse continue d'évoquer son étrange cas. Ainsi L'Omnibus croit-il savoir, en 1884, que le vampire de Montparnasse est mort dans l'Est de la France « des suites d'une maladie de langueur » – à moins que, comme l'affirme un témoin, Bertrand ne soit devenu un riche fermier aux États-Unis. « Laquelle des deux versions est la vraie ? demande le journal. Nous souhaitons, pour l'honneur de l'humanité, que ce soit la dernière ».

La maladie du sergent Bertrand marquera l'entrée de la nécrophilie dans le champ de la pathologie et suscitera de nombreuses études médicales. Par exemple celle, en 1901, d'Alexis Épaulard,  intitulée Vampirisme : nécrophilie, nécrosadisme, nécrophagie [consultable sur Gallica].

 

 

Pour en savoir plus :

 

Michel Dansel, Le sergent Bertrand : portrait d'un nécrophile heureux, Albin Michel, 1991

 

Amandine Malivin, Le nécrophile, pervers insaisissable (France, XIXe siècle), 2016, article paru sur Criminocorpus