Magnaud, le « bon juge » qui refusait de condamner les pauvres
En 1898, un juge de l’Aisne acquitte une jeune mère de famille ayant volé un pain pour ne pas mourir de faim. Dans les années qui suivront, il prononcera de nombreux autres jugements remarqués, avant un passage décevant en politique.
La récente décision du tribunal correctionnel de Lyon de relaxer les « décrocheurs » du portrait officiel d'Emmanuel Macron a fait ressurgir la notion d'« état de nécessité » en même temps que le souvenir d'un juge qui tenta d’imposer cette notion dans les prétoires près d’un siècle avant son inscription dans le droit : Paul Magnaud.
Le 4 mars 1898, ce dernier va sur ses cinquante ans et occupe depuis un peu plus d'une décennie le poste de président du tribunal correctionnel de Château-Thierry (Aisne) quand comparaît face à lui une jeune blanchisseuse au chômage de 22 ans, Louise Ménard, sa mère et un petit garçon à charge. Pour mettre fin à 36 heures de jeûne, elle a volé un pain de trois kilos à un boulanger de sa famille : quand les gendarmes sont arrivés, quelques minutes plus tard, il n'en restait déjà quasiment rien. Elle passe, note le tribunal, pour « bien notée dans sa commune, [...] laborieuse et bonne mère ».
Que va décider la justice pour celle que la presse surnommera plus tard « Jeanne Valjeanne » ? Certes pas de lui infliger cinq ans de bagne, comme le héros de Victor Hugo, mais peut-être de la condamner tout en lui accordant le bénéfice de la récente loi Bérenger de 1891, qui a introduit le sursis dans le droit français. Paul Magnaud, ce jour-là, décide d'aller plus loin en prononçant purement et simplement la relaxe, aux motifs que la prévenue a été poussée au vol par la force irrésistible de la faim et, surtout, a été victime d'une organisation sociale qui la condamne à la misère :
« Il est regrettable que, dans une société bien organisée, un des membres de cette société, surtout une mère de famille, puisse manquer de pain autrement que par sa faute. [...]
Lorsqu'une pareille situation se présente [...], le juge peut et doit interpréter humainement les inflexibles prescriptions de la loi.
Attendu que la misère et la faim sont susceptibles d'enlever à tout être humain une partie de son libre arbitre et d'amoindrir en lui, dans une certaine mesure, la notion du bien et du mal… »
Interviewé par Le Figaro en avril 1900, le juge rebelle justifiera ainsi sa clémence de l'époque :
« L'être humain n'a pas demandé à naître, il n'a pas demandé davantage à être constitué avec un estomac. Mais puisqu'il ne peut vivre qu'en introduisant quelque nourriture dans cet estomac, il faut bien admettre que, lorsqu'il est sur le point de périr faute de pouvoir s'alimenter, la bête reprend chez lui le dessus.
Si alors un pain se trouve à portée de sa main, il sera contraint de s'en emparer, contraint par une force irrésistible, la même qui pousse le noyé à saisir une branche d'arbre ou une planche qui flottent. C'est élémentaire. »
Après le jugement, Paul Magnaud convoque Louise Ménard dans son bureau et lui remet cinq francs, charge à elle de rembourser sur cette somme le boulanger. Émus par le sort de la jeune femme, des journaux lancent des souscriptions publiques en sa faveur. La fortune médiatique du juge, elle, est faite, dans une France où un autre dossier judiciaire, l'affaire Dreyfus, occupe les esprits, moins de deux mois après le « J'accuse... » de Zola.
L'Aurore, d'ailleurs, feuilletonne largement le dossier. Georges Clemenceau trouve pour Magnaud le surnom, qui restera, du « bon juge » avant de reprendre la plume, dans un texte aux forts accents anticléricaux, pour évoquer le retour de la jeune femme dans son village, moins pauvre mais toujours soumise à l'étiquette infamante de voleuse :
« Regardez, hommes pieux, et vous, très dévotes commères, tous rachetés du sang du Christ, portant au front la marque du baptême, confessés, absous, communiés, prêts à paraître devant le grand-juge, regardez passer la voleuse, vous qui jamais n'avez porté la main sur les fruits d'une terre qui n'était pas vôtre.
Rassemblez-vous au seuil de vos demeures qui jamais n'abritèrent le produit d'une rapine villageoise, et tous ensembles lapidez-moi de vos huées cette mère de vingt-deux ans qui n'a pas voulu sacrifier son fils au Moloch implacable du droit accapareur de tous moyens de vivre. »
Face à ce jugement de Château-Thierry, l’opinion des journaux recoupe les clivages politiques : la presse de gauche y est favorable, la presse de droite plus critique. Dans le très conservateur Gaulois, on peut lire que « les peuples qui s'intéressent à leurs criminels plus qu'aux honnêtes gens sont des peuples en décomposition ; ils ne peuvent servir que de fumier aux races futures ».
La République française, un temps dirigée par le président du Conseil de l’époque, le modéré Jules Méline, fait part de ses réserves :
« Le président du tribunal de Château-Thierry ne s’est pas contenté de s’apitoyer très justement sur un cas particulier. [...] Il a élargi la cause, il a fait le procès de la société marâtre, il a rendu un jugement de principe. […]
Ce qui nous choque un peu, nous ne craignons pas de le dire, c’est le ton impérieux de cette philippique ; c’est la mise en demeure adressée à la société par un homme que sa profession place dans une région élevée, au-dessus des faiblesses, des luttes, des tentations.
Il semble qu’il y ait là comme l’indiscrétion d’un esprit impatient et aventureux, opprimé par des idées anciennes, et le phénomène nous apparaît d’autant plus singulier qu’il s’agit d’un homme dont le premier devoir est de faire pour tous la justice équitable et égale. »
Le procureur général fait appel du jugement. Six semaines plus tard, la cour d'appel d'Amiens confirme la relaxe de Louise Ménard, désormais défendue par l'ancien ministre de l'Intérieur René Goblet. Mais elle ne reprend pas les attendus du jugement de première instance, invoquant simplement des « circonstances exceptionnelles » sans, souligne Le Figaro, « entrer dans aucune considération d'ordre social ».
Ce qui ne décourage pas le juge Magnaud de continuer, lui, à le faire pour les dossiers dont il a la charge, désormais scrutés avec une grande curiosité par la presse. Un jour, il acquitte une jeune femme qui a jeté des pierres sur son amant qui l'avait abandonnée après l'avoir mise enceinte, pointant « cette lacune de notre organisation sociale qui laisse à une fille-mère toute la charge de l'enfant qu'elle a conçu, alors que celui qui, sans aucun doute, le lui a fait concevoir peut se dégager allègrement de toute responsabilité matérielle ».
Un autre, il acquitte un mendiant du délit, normalement rigoureusement puni, de mendicité, ou refuse d'envoyer un jeune adolescent voleur dans une de ces maisons de correction qui, « en raison du contact des enfants vicieux qui y sont placés, ne sont presque toujours que des écoles de démoralisation et de préparation à des crimes et délits ultérieurs ». Un autre encore, il indigne la presse cléricale en infligeant une amende à deux bonnes sœurs dont il juge qu'elles ont ouvert une école clandestine, estimant que « la sévérité doit aller jusqu’à la rigueur quand il s'agit [...] d'une rébellion qui tend à soustraire les esprits à l’influence émancipatrice de l’école laïque ».
En octobre 1900, il condamne à une amende avec sursis une jeune fille-mère poursuivie pour homicide par imprudence après que son bébé soit mort lors de son accouchement clandestin, jugeant que « si la société actuelle n’avait pas inculqué et n’inculquait pas aux générations qui la composent le mépris de la fille-mère, celle-ci n’aurait pas à rougir de sa situation et ne songerait pas à la cacher ».
Deux mois plus tard, il prononce le divorce par consentement mutuel d'un couple, alors même que la loi qui institue cette possibilité est encore en débat à la Chambre.
« Si le divorce par consentement mutuel n'est pas encore inscrit dans la loi, le tribunal, pour bien apprécier la situation respective des époux, ne doit pas moins tenir le plus grand compte de l'expression de cette volonté, deux êtres ne pouvant être, malgré eux, enchaînés à perpétuité l'un à l'autre. »
En 1903, on le verra acquitter une femme adultère au motif que « la répression pénale de ce manquement à la fidélité conjugale, moralement blâmable en beaucoup de circonstances, ne présente aucun intérêt au point de vue de la vindicte publique ».
Des jugements, souvent infirmés en appel, qui ne font que creuser le gouffre entre ceux qui voient en Magnaud le magistrat le plus humain de France et ceux qui dénoncent en lui un arriviste obsédé par sa publicité personnelle. D'un côté, le républicain Radical fait l'éloge d'un « empêcheur de juger et de condamner en rond » qui « pose nettement un des divers facteurs qui forment le problème social » dans chacun de ses jugements qui « font le tour de France et du monde civilisé ». De l'autre, le clérical La Croix s'indigne de sa façon d'écrire dans les marges de la loi :
« Comment vouloir que le peuple respecte la loi si un magistrat, du haut de son siège, prend un malin plaisir, non seulement à la violer, mais à dire pourquoi il la viole ?
M. Magnaud n’est qu’un magistrat rebelle. Ses jugements ne sont plus des sentences, ce sont des articles de journaux dans lesquels il attaque la loi qu’il a pour mission d’appliquer. »
La célébrité du juge Magnaud suscite des ambitions politiques – pour lui, mais d'abord chez d'autres. Dès la fin de l'affaire Ménard, on évoque l'opportunité d’une candidature aux législatives, dont il repousse l'idée. Il se « contente », dans un premier temps, d'un rôle de conseiller en faisant déposer par le député socialiste Alexandre Millerand une proposition de réforme du célèbre article 64 du code pénal sur l'état de démence : celui-ci disposerait désormais qu'il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu a été contraint « par les inéluctables nécessités de sa propre existence ou de celle des êtres dont il a légalement et naturellement la charge ». La proposition de loi échoue.
En 1906, Magnaud se porte cette fois-ci candidat de manière inattendue. Alors qu’il n’a pas été en lice au premier tour, il est sollicité pour remplacer au second, dans une circonscription du 4e arrondissement de Paris, le député socialiste sortant Gabriel Deville, face à Henri Galli, un cadre de la Ligue des patriotes de Paul Déroulède.
L'Aurore, une fois de plus, se range derrière le « bon juge » :
« Tous tes républicains conscients de leur devoir voteront pour l'homme qui, par son exemple, a contribué à adoucir les rigueurs d'une légalité étroite, à introduire dans la justice un peu d'humanité. »
À l'issue d'une campagne jugée courtoise, Magnaud est élu député le 20 mai 1906 avec 200 voix d'avance sur 11 000 suffrages exprimés. Le voici en position, non plus d'interpréter et d'appliquer la loi, mais de l'écrire.
Son passage au Parlement sera pourtant moins remarqué que sa carrière judiciaire et ses velléités réformatrices vaines, y compris quand, lors du débat de 1908 sur l'abolition de la peine de mort, il appelle ses collègues à « rayer à jamais de nos codes l'infâme loi du talion ».
Retraité de la politique en 1910 après un seul mandat, il redevient juge au tribunal de la Seine. Quand il s’éteint, fin juillet 1926, dans la Haute-Vienne, on trouve parmi les nombreuses publications qui publient sa nécrologie La Fronde, le journal féministe qui, 28 ans plus tôt, avait assuré une subsistance à Louise Ménard en l'embauchant :
« Parmi ceux qui pleurent le magistrat équitable, est certainement au premier rang une femme dont les cheveux sont aujourd'hui presque blancs : c'est l'acquittée de Château-Thierry. Elle entra à La Fronde comme employée au lendemain du jugement fameux et elle y resta jusqu'à la fin, travailleuse zélée, intelligente, sûre et jouissant de l'estime de tous.
Le Bon Juge l'avait bien jugée. »
–
Pour en savoir plus :
Mohamed Sadoun, Paul Magnaud ou le bon juge au service du pot de terre, Riveneuve éditions, 2011.
Pascale Robert-Diard, « Le juge Magnaud, défenseur de la cause des femmes », in; Le Monde, 1er août 2016.
Archives départementales de l'Aisne, « L’Affaire Louise Ménard et le "bon juge" Magnaud ».