Écho de presse

Quand le procès d'Oradour déchirait la France

le 27/05/2024 par Jean-Marie Pottier
le 27/05/2024 par Jean-Marie Pottier - modifié le 27/05/2024

En janvier 1953, vingt-et-un soldats sont jugés pour le massacre du petit village limousin à l'été 1944. La présence sur le banc des accusés de treize Alsaciens incorporés de force dans la SS déclenche un intense débat de la presse au Parlement.

Il est un peu plus de quatorze heures, le 12 janvier 1953, dans une petite salle de la caserne Boudet, à Bordeaux. Les accusés sont assis sur des bancs de bois blanc, placés devant l'estrade d'un tribunal exigu dont l'accès a été réservé à une cinquantaine de journalistes et aux spectateurs munis de coupe-files.

Les familles des victimes ne peuvent venir assister aux audiences que par roulement. Elles sont en effet innombrables : ce que juge le tribunal militaire de la cité girondine, c'est le plus grand massacre commis sur le sol français pendant la Seconde Guerre mondiale. Celui commis par les troupes allemandes, le 10 juin 1944, sur la population d'Oradour-sur-Glane, un petit village de la Haute-Vienne. À l'ouverture de l'audience, le président Nussy Saint-Saëns, neveu du célèbre compositeur, appelle à mener les débats à fond sur les responsabilités individuelles de chacun des accusés :

« Nous ne sommes pas, chez nous, en France, le pays des boucs émissaires ni celui des exécutions sommaires.

Notre chair saigne encore et combien du massacre d'Oradour mais nous n'oublierons pas que nous siégeons ici même dans une ville où Montaigne, qui fut un grand magistrat, savait protester contre l'orgueil de ceux qui préfèrent laisser exécuter les condamnés innocents que porter atteinte à l'autorité de la chose jugée.

L’horreur des faits commis à Oradour ne nous cachera donc pas les hommes derrière la cause. »

Sur les bancs des accusés, ils sont vingt-et-un membres de la division SS « Das Reich » à devoir répondre de ce crime de guerre. De la mort, par le plomb et le feu, de 642 personnes (le bilan de l'époque, avant l'identification, à l'automne 2020, d'une 643e victime oubliée des registres, une réfugiée espagnole). Adultes et enfants, hommes et femmes, d'abord rassemblés sur le champ de foire du village puis assassinés, pour les hommes, dans les granges et garages de la ville, pour les femmes et les enfants, dans l'église incendiée.

Des victimes dont la litanie des noms résonne dans le tribunal, le 15 janvier, lors d'une audience poignante que retrace l'envoyé spécial de L'Aurore :

« Il faudrait être en bois pour ne pas être ému en écoutant cet effroyable appel des morts. Il est plus dramatique ici que toutes les sonneries aux morts et que les treize officielles minutes de silence car ce silence-là est tout peuplé de vie.

Tout un village renaît dans la salle d'audience avec ses voix d'hommes, ses voix de femmes et ses rires d'enfants.

Oui, mais c’est notre imagination qui recrée la vie là où il n'y a plus rien que des noms, comme dans les cimetières. Des noms tragiquement répétés passent dans le silence, emportant toutes les familles d’Oradour l’une après l'autre. »

Il a fallu plus de huit ans pour que leur martyre arrive devant un tribunal. Pourtant, écrit l'historien Nicolas Bernard dans une somme tout juste publiée sur le massacre, Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944. Histoire d'un massacre dans l'Europe nazie (Tallandier), dès septembre 1944, quelques jours après la Libération, « la justice s'attaque au massacre d'Oradour avec sérieux et célérité ».

Mais c'est avant qu'un « grain de sable » ne vienne « gripper la machine judiciaire » : parmi les auteurs du massacre se trouvent des Français. Des Alsaciens, enrôlés de force, comme des dizaines de milliers d'autres, sous l'uniforme allemand : on les appelle les « malgré-nous ». Une loi de responsabilité collective votée en septembre 1948, dite « loi d'Oradour », prévoit que ces Français peuvent être reconnus coupables de crimes de guerre de part leur appartenance à la Waffen SS, sauf s’ils « apportent la preuve de leur incorporation forcée et de leur non-participation au crime ».

Ils sont treize, la plupart à peine majeurs à l'époque des faits et depuis rendus à la vie civile, à se présenter libres devant le tribunal, en ce mois de janvier 1953. Treize auxquels viennent s'ajouter un Alsacien enrôlé, lui, de manière volontaire, Georges René Boos, et sept Allemands, tous déjà derrière les barreaux.

Dans cette France en voie de réconciliation avec l'Allemagne fédérale (nous sommes deux ans après la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, ancêtre de l'Union européenne), l'affaire ne ranime pas seulement les souvenirs de la guerre avec le voisin mais provoque des fractures intérieures. « Au cours du procès de Bordeaux, Oradour, qui avait été le symbole de la barbarie nazie et de l'innocence française devint brusquement la cause d'une amère guerre franco-française entre deux régions qui avaient des expériences et des souvenirs très différents du temps de guerre », écrit l'historienne Sarah Farmer dans son livre Oradour, 10 juin 1944. Arrêt sur mémoire (1994).

« De Strasbourg à Mulhouse, à travers les départements frontaliers régulièrement éprouvés par les guerres franco-allemandes, l’approche de ce qu’on appelle le “procès de l’Alsace” fait monter la fièvre dans l'opinion publique », constate Paris-Presse, le 7 janvier 1953.

Les « malgré-nous » avancent qu'il leur était impossible de refuser les ordres, sous peine de représailles contre leurs familles en Alsace. Les conseils généraux du Haut et du Bas-Rhin, les représentants du clergé local et de très nombreuses communes prennent position en leur faveur. L'affaire déchire les communistes alsaciens, forcés d'affirmer, en accord avec la ligne nationale, que « du fait qu'on se laisse incorporer dans une armée criminelle, [...] on est complice des criminels ».

Dans l'autre camp, l'Association nationale des familles des martyrs d'Oradour-sur-Glane publie un communiqué jugeant que « les campagnes intéressées en faveur de certaines catégories d’accusés ne sauraient retenir l’attention des juges. Elles sont aussi indécentes que contraires à la réalité historique des faits ». Le Conseil municipal d'Oradour réclame la peine de mort pour « les assassins de nos martyrs » et des habitants du village arrivent en délégation à Bordeaux avec une banderole « Oradour, souviens-toi ! ».

Des personnalités prennent publiquement position, comme le général Weygand, qui juge que les Alsaciens accusés « ne peuvent être mis sur le même pied que des Allemands ni jugés comme des Allemands, en raison de leur très jeune âge et de l'impuissance à laquelle était momentanément réduite la France à une puissance ennemie, à laquelle incombe la responsabilité directe des actes qu'elle les a contraints à commettre ». L'écrivain Jules Romains juge, lui, « indigne de traiter a priori comme des criminels des hommes [...] livrés sans défense aucune à l'arbitraire de l'autorité allemande » : au tribunal de déterminer s'ils se sont montrés volontaires pour le massacre ou y ont pris des initiatives, et, si c'est le cas, de ne manifester « aucune pitié ».

C'est donc à une double question que sont soumis les juges de Bordeaux : qu'ont fait exactement les vingt-et-un hommes qui lui sont présentés, et quelle était leur situation à l'époque, soldats ou quasi-otages de l'armée allemande ?

Le procès commence d'ailleurs par l'examen de la possibilité d'une disjonction du cas des accusés allemands et des Alsaciens, qui renverrait ces derniers devant la Cour d'assises de Limoges. « L’Alsace, clament les défenseurs des “malgré-nous”, ne demande pas l’impunité de ses fils qui ont trahi et se sont conduits en criminels de guerre, mais elle n’admet pas qu’ils soient jugés à côté de leurs tortionnaires, que la Justice française entérine l’ordonnance du gauleiter Wagner qui faisait d’eux des Allemands, que l’on insulte ce faisant, ses martyrs. »

Ils rappellent au tribunal que celui qui n'était pas encore le général Leclerc avait fait le serment, après la victoire de Koufra en mars 1941, de ne déposer les armes que quand le drapeau français flotterait sur la cathédrale de Strasbourg.

Finalement, le tribunal décide de réserver sa décision sur la disjonction jusqu'à l'examen de la culpabilité des accusés. Une disjonction qui va finalement s'opérer de manière forcée quand le Parlement, en plein procès, décide d'abroger la loi de 1948. Cette décision, qui provoque de violentes protestations dans le Limousin, replace les accusés français dans le cadre du Code pénal ordinaire : ils ne sont plus présumés coupables de par leur seul port de l'uniforme allemand, il faudra prouver leur participation au massacre.

Pendant plusieurs jours, les accusés se succèdent à la barre, dans cette salle où des cartes et des plans décrivant les faits ont été fixés au mur. Paul Graff, l'un des accusés alsaciens, reconnaît avoir tiré sur une habitante d'Oradour qui se cachait et avoir contribué à préparer l'incendie de l'église :

« Dans l’église, il y avait des soldats et des sous-officiers. Devant un autel latéral, il y avait déjà un entassement de chaises et de fagots. J’ai mis le mien à cet endroit. [...]

Le lieutenant Barth nous a par la suite enjoint de dire que nous avions trouvé des maquisards à Oradour, que nous les avions exécutés et que les habitants s'étaient sauvés dans les bois. »

Son compatriote Georges René Boos, qui suscite une curiosité particulière du fait de son statut de volontaire, implique, lui, plusieurs de ses co-inculpés. Dans l'ensemble, ces dépositions des accusés sont jugées décevantes par la presse, à l'image de ce jugement d'une sombre ironie de L'Aurore :

« Les inculpés ont donc fini de dire ce qu'ils veulent bien dire et de taire ce qu'ils entendent bien taire. On n’en saura pas davantage : quelques aveux fragmentaires, et puis c'est tout.

On a reconnu ce qu'on ne pouvait pas ne pas reconnaître. On a été à Oradour, certes, le 10 juin 1944, mais de préférence dans les vergers, postés en vagues sentinelles, empressés à empêcher les gens d'entrer dans la fournaise. [...]

Il faudra sans doute que l'un des inculpés, dans cinquante ans. publie ses mémoires posthumes pour qu'on sache de quoi sont morts au juste les pauvres gens d'Oradour. »

Si les inculpés déçoivent, les rescapés émeuvent. Accueillis par un commentaire involontairement cruel d'un appariteur du tribunal (« C'est vous, les rescapés ? Je n'aurais pas cru que vous étiez si nombreux »), ils racontent comment ils en ont réchappé. Comment ils ont vu les futures victimes êtres rassemblées, comment ils ont entendu le bruit des mitrailleuses et l'explosion de l'église, comment ils ont fait le mort dans les garages, comment ils ont réussi à s'enfuir du village et ont découvert, plus tard, l'étendue du massacre : « Des cadavres partout, des cadavres calcinés, ensanglantés, les uns méconnaissables, les autres encore entiers. Dans l’église, près du confessionnal, il y avait deux cadavres recroquevillés d’enfants : du sang coulait encore de la bouche de l’un d’eux », raconte le garagiste Hubert Desourteaux, l'un des fils du défunt maire du village.

Le témoignage de Marguerite Rouffanche, la seule rescapée de l'incendie de l'église, constitue le point d'orgue de cette séquence : « Ce n'est pas un témoin, c'est une apparition, clame L'Aurore. Jamais rescapée d'un cataclysme ne revint à la vie chargée d'un tel fardeau de cauchemars. » Celle qui se présente comme le « témoin sacré de l'église » raconte les circonstances de sa fuite :

« II y avait un escabeau et j'ai pu atteindre un vitrail brisé. Je ne sais pas comment j'ai réussi à sauter. Mme Joyeux m'a jeté son bébé de huit mois, puis elle a sauté aussi.

Mais les soldats nous attendaient sous les murs de l'église. La mère et le bébé ont été massacrés et moi, j'ai été blessée de cinq balles. J'ai fait la morte. »

Le 13 février, les  condamnations tombent. Six des sept accusés allemands présents (quarante-deux autres étaient jugés par contumace, tous condamnés à mort) sont reconnus coupables. L'adjudant Karl Lenz, plus haut gradé présent, est condamné à mort, les cinq autres à dix à douze ans de prison ou de travaux forcés. Du côté des Alsaciens, une condamnation à mort aussi, celle du sergent Boos. Les treize « malgré-nous », eux, écopent de cinq à huit ans de travaux forcés et de prison.

Le verdict déclenche en Alsace une tempête de protestations politiques et de menaces de grève des administrations. Des protestations suivies d'autres, celles du Limousin, quand le Parlement décide de voter une amnistie des « malgré-nous ». Déjà particulièrement cinglant pendant le procès, le quotidien communiste Ce Soir dénonce en Une « la réhabilitation des bourreaux SS d'Oradour » puis leur élargissement :

« Aujourd’hui, treize bourreaux d’Oradour sont libres sur les routes de France. Ils arriveront sans doute demain à Strasbourg où tout ce que l’Alsace compte de collaborateurs s’apprête à les accueillir triomphalement. »

Karl Lenz et Georges René Boos, eux, bénéficieront d'une grâce présidentielle à la fin des années 1950. Retrouvé par Paris-Match en 2015, le second n'avait pas exprimé de regrets.

Les principaux chefs responsables du massacre, eux, ont échappé au tribunal. Le commandant Otto Dickmann a été tué en Normandie en août 1944 ; revenu en Allemagne, le général Lammerding, responsable de la division « Das Reich », ne sera pas extradé ; un autre officier, le sous-lieutenant Barth, sera bien condamné, mais en 1983 et en Allemagne de l'Est.

Quelques jours après le verdict, le 18 février 1953, l'historien nationaliste Pierre Gaxotte estime dans les colonnes de l'hebdomadaire gaulliste Carrefour que « les vrais coupables courent encore ». Le résistant et ancien déporté Edmond Michelet critique « le déconcertant verdict de Bordeaux » et la façon dont il a mis sur le même plan les « malgré-nous » et les volontaires de la SS. Un autre résistant, le « colonel Rémy », pointe une « tragédie nationale » en jugeant « inadmissible que I'on se soit conduit de telle sorte qu’Oradour puisse risquer aujourd’hui de coûter l'Alsace à la France ». En Une du journal, on trouve cette phrase :

« Le vrai procès d'Oradour n'a pas eu lieu. »

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Pour en savoir plus :

Nicolas Bernard, Oradour-sur-Glane, 10 juin 1944. Histoire d'un massacre dans l'Europe nazie, Tallandier, 2024

Sarah Farmer, Oradour, 10 juin 1944. Arrêt sur mémoire, Perrin, 2007

Douglas W. Hawes, Oradour, le verdict final, Seuil, 2014