Violences conjugales : comment la justice est parvenue à « entrer au pied du lit »
Contrairement aux idées reçues, les violences conjugales ont été condamnées dès le XIXe siècle. Pour comprendre comment la justice pénale s'est saisie de cette question pour s'immiscer dans la sphère intime du couple, l'historienne Victoria Vanneau s'est plongée dans les archives judiciaires françaises. Entretien.
Victoria Vanneau est historienne du droit et des institutions, spécialiste des violences de genre en droit pénal français et international. Elle est l'auteure de La paix des ménages. Histoire des violences conjugales, XIX-XXIe siècle, paru en mars 2016 aux éditions Anamosa.
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RetroNews : Il y a dans la société actuelle l’idée que la justice française du XIXe cautionnait les excès de la domination masculine, voire ne condamnait pas (ou peu) les maris violents. Qu’en est-il en réalité ?
Victoria Vanneau : Au XIXe siècle, les violences conjugales n’existent pas en droit. Pour autant, contrairement à l'idée souvent véhiculée par les mouvements féministes, la justice s’en est bel et bien emparée. Il y a eu un important travail de reconnaissance et de traitement de ces violences par la justice pénale au XIXe siècle. Par ailleurs, dès 1826, dans les Comptes de la justice criminelle, apparaît l’expression « dissensions domestiques », qui permet d’identifier comme motif des crimes les plus graves les violences au sein du couple et d’envisager des circonstances aggravantes.
Quand la justice pénale s'est-elle mise à intervenir dans la sphère du couple ?
Pendant longtemps, la justice pénale n’était là que pour veiller à la bonne gestion du couple dans la société (interdiction de la bigamie, de l’adultère, etc.). C’est pourquoi les juridictions pénales au début du XIXe siècle sont d'abord intervenues quand les violences conjugales avaient lieu dans l’espace public en raison du trouble à l’ordre public qu’elles causaient.
Elles se sont servies également des textes révolutionnaires, qui avaient érigé en circonstances aggravantes le fait pour un homme de battre une femme, un enfant ou un vieillard. L'article 14 de la loi du 22 juillet 1791 disposait ainsi que « la peine sera plus forte si les violences ont été commises envers des femmes ».
Dans les toutes premières décisions des tribunaux correctionnels, les magistrats font référence à ce texte, estimant que toute tyrannie doit être punie, qu’il ne doit pas y avoir d’abus de la force sur la faiblesse. Reste que ces décisions varient d’une juridiction à l’autre.
Il faut attendre l'arrêt Boisboeuf en 1825 pour que la chambre criminelle de la Cour de cassation entérine la compétence de la justice pénale en matière de violences conjugales.
Est-ce à dire que l'on commence à « faire entrer la justice au pied du lit » ?
Il a fallu pour cela attendre une décision de la Cour de cassation de 1839. Cette affaire a opposé deux personnages historiques importants : Ledru-Rollin, qu’on verra sur les barricades, un progressiste, qui étonnamment défend le mari qui avait forcé sa femme à des « actes contre-nature ». Et en face, on a André Dupin, conservateur, royaliste, qui lui défend la femme.
Ledru-Rollin s'insurge : « vous ne vous rendez pas compte, mettre la justice au pied du lit, mais comment donc ! » Et Dupin de répondre : « Il n’y a pas de tyrannie qui n’ait ses limites, même au sein du couple. La faiblesse doit être protégée ». Cette affaire marque un tournant décisif car elle permet de reconnaître l'attentat à la pudeur au sein du couple, et à travers lui, la possibilité pour les femmes de calmer les ardeurs de leurs maris.
Qu'en est-il du viol conjugal ?
On part du principe que le viol, entendu comme pénétration du membre viril, est impossible à reconnaître dans le cadre conjugal puisque le but du mariage est de procréer. Le législateur n’est intervenu qu'en 1980, après de très longs débats, pour reconnaître le viol dans le couple. Et il a fallu des décisions en 1990 et 1992 pour que la Cour de cassation rappelle aux juges que le viol existe dans les couples, et ce qu’il y ait une procédure de séparation ou non.
En matière de violences conjugales, de grandes affaires ont-elles défrayé la chronique ?
Non, il y en a en interne, sur le plan de la jurisprudence, comme l'arrêt Boisboeuf, mais elles ne font pas la Une. Les crimes passionnels oui, parce que c'est beau, c'est spectaculaire, on se presse aux Assises comme on va au théâtre, comme dans l'affaire du Drame des Ternes par exemple, où un homme tue sa maîtresse et patronne [lire notre long format]. Les violences conjugales, en revanche, c'est sordide, ça ne fait pas les gros titres.
Une affaire a fait une petite Une dans Le Radical le 14 mars 1896 : l'affaire Leroi. Une femme s’était suicidée en sautant par la fenêtre avec son enfant. Les voisins ont alors saisi le procureur en disant que si elle en était arrivé là, c’est qu’elle avait été battue depuis des années par son compagnon. Le journaliste qui rapporte les faits s’en indigne, mais il ne commente pas le fait que les voisins se soient tus, ni que l’homme ait battu sa femme des années sans que nul ne porte plainte. Finalement, le mari violent a bien été poursuivi et condamné à une peine certes minime, mais symbolique. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu cette réaction des voisins, et que donc on considérait qu’il y avait un trouble à l’ordre public. Cette affaire n’a en tout cas pas défrayé la chronique, contrairement au Drame des Ternes.
Lorsque ce sont les femmes qui sont accusées de violences sur les hommes, la justice est-elle plus sévère ?
Il se trouve que les femmes empoisonnent davantage que les hommes. Or l'empoisonnement était (et est toujours) un crime considéré comme d'une extrême gravité. Il est clair que dans le cadre de la conjugalité, ce crime était très sévèrement puni, la femme disposant du manger et du boire, bien plus que le crime de coups et blessures ayant entraîné la mort, comme le sont souvent accusés les hommes.
Mais c'est le crime lui-même qui était sévèrement jugé, pas le sexe du coupable. À infraction égale, les femmes n'étaient pas plus sévèrement punies, et même elles l’étaient d'autant moins qu'elles bénéficiaient souvent de circonstances atténuantes car elles avaient agi dans le cadre d'une contre-violence.
Selon vous, les violences conjugales sont devenues le lieu de la victimisation du féminin et la pénalisation du masculin. Concrètement, comment cela s’exprime-t-il en matière judiciaire ?
Les magistrats subissent une pression sociale et médiatique, tout comme les politiques à qui l’on demande que les violences conjugales soient insérées dans le Code pénal et deviennent une incrimination à part entière.
La loi du 9 juillet 2010 portée par la députée Danielle Bousquet en est un bon exemple puisqu’il s’agissait de faire reconnaître une violence de genre, mais lors du passage devant les sénateurs, ceux-ci ont refusé. Je pense que ça a été une bonne chose à l’époque.
Quand on parle de violences conjugales, on pense tout de suite aux femmes battues et, du coup, les violences sur les hommes ne sont pas prises en compte. Elles deviennent marginales.
Faire des violences conjugales une violence de genre pose de nombreux problèmes. Que fait-on des couples homosexuels ?
Plus largement, cette victimisation revient à faire des femmes, à nouveau, des êtres faibles, des individus à part, à protéger et dont la pénalisation, en matière de violences conjugales, ne semble pas envisageable.
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Propos recueillis par Marina Bellot