Impossibles victimes, impossibles coupables : les femmes devant la justice
Coupables, victimes : en matière criminelle, aucune place ne semble légitime pour les femmes. L'ouvrage collectif dirigé par Frédéric Chauvaud explore l'ambivalence de la justice à l'égard des femmes tout au long des XIXe et XXe siècles.
RetroNews : Jusqu'à très récemment, les victimes n'ont pas intéressé la justice. Comment l'expliquer, selon vous ?
Frédéric Chauvaud : Pendant très longtemps en effet, les victimes, hommes comme femmes, ont été ignorées par la justice. Dans le Code d'instruction criminelle de 1908, le mot n'apparaît d’ailleurs pas. Et les femmes victimes, parce qu’elles sont femmes et victimes, apparaissent doublement suspectes. Auguste Tardieu, par exemple, l’un des « experts du corps » les plus célèbres du Second Empire, se fait l’écho des questions que les jurés, les magistrats et les avocats se posent : un seul homme peut-il violer une femme qui résiste ? Tardieu laisse entendre qu’il y a une part de complaisance, voire de consentement, de la part des femmes. Ce point de vue, largement partagé, mettra de nombreuses décennies avant de se dissiper, sans toutefois disparaître.
Le criminologue Cesare Lombroso s’est attaché au « criminel-né » mais n’a pas proposé la catégorie de « victime-née ». Les prostituées, qui selon lui incarnent par excellence la déviance féminine, relèvent assurément de la catégorie des mauvaises victimes. Dans les années 1930, Léon Rabinowicz écrit que, dans le cadre des crimes passionnels, la plupart des épouses ou des maîtresses pardonnent à celui qui a tenté de leur ôter la vie et restent en ménage avec lui. Ces victimes n’apparaissent pas comme innocentes mais, au contraire, comme ayant contribué au malheur qui les frappe.
Ce n'est que dans les années 1980 que les femmes en tant que victimes spécifiques apparaissent, en même temps que les premières associations d’aide aux victimes.
À partir de quand la criminologie commence-t-elle à s’intéresser aux femmes dites déviantes ? Quelle lecture propose-t-elle ?
Lorsque la criminologie, autour des années 1880, se constitue en science positive, elle propose une lecture essentialiste de la déviance féminine, qui relèverait de l’intime et de la « nature des femmes ». La criminalité féminine a ainsi pendant très longtemps été perçue et pensée comme nécessairement liée à la maternité et à la sexualité. Femmes avorteuses et avortées, femmes infanticides, femmes prostituées, femmes adultères, femmes auteurs d’un crime passionnel : tels sont les archétypes que l’on croise dans la presse des XIXe et XXe siècles.
Dans les années 1890, pour Cesare Lombroso, la femme criminelle est d’abord une prostituée. Elle s’oppose ainsi à la « femme normale » – fille respectueuse, épouse dévouée, mère attentive...
Le vol et l’escroquerie, en particulier, sont alors considérés comme le terrain naturel des hommes, une sorte de chasse gardée masculine...
Dans la société des XIXe et XXe siècles, les hommes ont tout pouvoir sur les femmes. Le Code civil les considère alors comme des mineures ; il faut avoir en tête qu’elles ne peuvent pas travailler sans autorisation de leur mari avant 1965 !
Dans ces conditions, qu’une femme soit mêlée à des affaires économico-financières est surprenant, voire inconcevable. Au XIXe siècle, deux types de déviances économiques bien spécifiques sont sur le devant de la scène. D'abord, les vols domestiques, c’est-à-dire commis par des femmes dans les maisons où elles sont employées. Ces vols sont considérés comme une atteinte à la propriété insupportable, intolérable. Puis ce sont les vols dans les grands magasins qui attirent l'attention publique. Le plus souvent commis par des bourgeoises, ils fascinent le public dans la seconde moitié du XIXe siècle, avant de sombrer dans l’oubli.
Comment expliquer que les peines infligées aux femmes soient tantôt excessivement sévères, tantôt étonnamment clémentes ?
Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, le monde judiciaire – avocats, jurés, magistrats – est un univers exclusivement masculin. Dès lors, pour schématiser, si la prévenue ou l’accusée est mère de famille, le jugement a plus de chance d’être clément. Pour une femme perçue comme hors des normes, rebelle, célibataire : là, la peine peut être beaucoup plus sévère.
Dans le cas des deux célèbres « escrocs en jupon », Thérèse Humbert et Marthe Hanau, cela peut-il expliquer la sympathie dont la première a bénéficié et la sévérité à l'égard de la seconde ?
Thérèse Humbert est une femme mariée, elle est vue comme un provinciale un peu attardée montée à Paris, coupable mais aussi victime de la cupidité des hommes. Elle apparaît comme une femme moyenne, méritante à sa manière, qui a réussi à user des ressources féminines qui étaient à sa portée – séduction, simulation, fabulation – pour tirer son épingle d’un jeu social encore très masculin. Elle attire en effet une forme de sympathie populaire.
Marthe Hanau, elle, est divorcée, on la présente comme une « garçonne », on lui prête des relations homosexuelles, bref elle fait partie de la catégorie des rebelles. Elle incarne une figure sulfureuse, scandaleuse, une virago et véritable femme d’affaires qui savait mener son monde d’une main de fer. Elle avait des hommes importants sous ses ordres, ce qui est perçu comme inacceptable. Non seulement elle n'est pas en concurrence avec les hommes, mais elle arrive à faire mordre la poussière à certains ! C’est la figure type de l’aventurière, une femme en quête d’émancipation qui transgresse l’autorité masculine. Le sort qu’elle subit montre le prix de cette transgression, volontiers assimilée à une forme de trahison.
Comment expliquer que la déviance des femmes soit nettement moins visible que celle des hommes ?
Déjà, sur 100 criminels, seuls 14 sont des femmes. C’est une part minime, mais cela n'explique pas tout. Considérées comme mineures, les femmes ne devraient-elle pas être exemptées de la répression pénale ou au moins faire l’objet de dispositions spécifiques ? L’État et la société du XIXe siècle contournent cette question en estompant l’embarrassante responsabilité féminine.
Ainsi, la déviance des femmes est le plus souvent ignorée ou non enregistrée dans les archives du maintien de l’ordre ou de la surveillance. Quand elle ne peut pas être tue, elle est de fait moins souvent poursuivie, moins souvent et moins sévèrement qualifiée (ou punie) que la déviance masculine – et les rares exceptions confirment surtout la règle. En quelque sorte, les institutions répressives rétablissent l’inégalité des sexes, mais cette faveur faite aux femmes est une manière de confirmer leur exclusion ou leur infériorité.
Il y a une volonté des forces de l'ordre et des magistrats de ne pas leur donner d’écho, d’importance, de les écarter. Il s'agissait de l'une des manifestations du paternalisme de la chaîne pénale.
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Frédéric Chauvaud est historien, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Poitiers. Ses travaux portent sur les femmes criminelles, la médecine légale et le procès pénal. L'ouvrage Impossibles victimes, impossibles coupables est paru aux Presses Universitaires de Rennes.