Du balai au bûcher : les « chasses aux sorcières » des XVIe et XVIIe siècles
Phénomène européen de masse débuté à la fin du Moyen Âge, la répression absurde de l’Église vis-à-vis de celles et ceux ayant « pactisé avec le démon » ne se clôturera qu’au mitan du XVIIe siècle – non sans avoir durablement impacté la conscience collective.
Née dans les Alpes, au cœur de l’Europe, dans le deuxième quart du XVe siècle, la grande chasse aux sorcières gagne, par vagues successives, l’ensemble du continent et jusqu’au Nouveau Monde. Après avoir atteint son paroxysme entre 1580 et 1630, la répression amorce son reflux.
Analyse, avec Ludovic Viallet, des ressorts de cette persécution qui a fait entre 60 000 et 80 000 victimes – voire plus de 100 000 selon certaines estimations.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
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RetroNews : L’expression de « grande chasse aux sorcières » résonne dans l’imaginaire de tous, ne serait-ce que par l’image du bûcher. Mais de quoi parle-t-on exactement ?
Ludovic Viallet : Il s’agit d’une vaste répression enclenchée à partir des années 1420-1440 et qui a traversé une bonne partie de l’époque moderne, jusqu’à Anna Göldin, exécutée en Suisse en 1782, qui est considérée comme la dernière sorcière à avoir été condamnée.
Car dans cette première moitié du XVe siècle, la sorcellerie devient un crime. Juges et inquisiteurs poursuivent alors ces sorciers et sorcières dont le portrait est la synthèse de différents éléments préexistants : sortilèges, pacte avec le diable, cérémonie du sabbat où ils-elles se rendent en volant pour se livrer à des actes abominables, parmi lesquels l’inversion rituelle, la profanation d’hosties, le cannibalisme d’enfants – ce que l’on qualifierait aujourd’hui de messes noires –, et également l’accouplement avec le diable.
La répression, appuyée sur les aveux et la dénonciation des complices – qui peut aller parfois jusqu’à plusieurs dizaines, voire centaines de noms –, déclenche, comme on peut l’imaginer, une véritable psychose collective.
Vous évoquez des sorciers et des sorcières. Pourtant l’expression consacrée n’a retenu que les femmes… Quelle a été leur place dans ces persécutions ?
J’ai gardé l’expression de « chasse aux sorcières » parce qu’elle est commode, et qu’elle parle à tous, mais elle tend à nous faire croire qu’elle n’a touché que des femmes. Elles sont en effet très majoritaires sur l’ensemble de la période, mais ce n’est pas le cas au début de la répression, où elles ne sont pas plus visées que les hommes – on trouve même des vagues de persécutions qui n’ont été que masculines. C’est autour de 1500 qu’un basculement s’opère : les femmes vont alors représenter d’abord les deux-tiers, et bientôt les trois-quarts des victimes.
Cette évolution peut en partie s’expliquer par la misogynie des clercs, dont le discours négatif à l’encontre des femmes a traversé les siècles et atteint son paroxysme chez les prédicateurs Observants du XVe siècle, ou encore celle des intellectuels comme Jean Bodin, à qui l’on doit un traité de démonologie : à leurs yeux, les femmes sont davantage susceptibles d’être la proie de Satan, qui occupe une place centrale dans la définition du crime de sorcellerie.
Mais si elles sont davantage persécutées, c’est aussi qu’elles ont davantage que les hommes des rôles sociaux qui les exposent : beaucoup de « sorcières » étaient sages-femmes ou guérisseuses, par là-même détentrices d’un savoir médical, et deviennent la cible de poursuites dès que les choses tournent mal. D’autant que les pratiques considérées comme superstitieuses sont alors de moins en moins tolérées. La méfiance s’accroît également à l’égard des « saintes vivantes », capables d’entrer en union avec Dieu, qui étaient encore vénérées aux XIIe et XIIIe siècles. Celles que l’on qualifiait de « possédées » sont désormais vues comme des « sorcières ». On est entré, au XVe siècle, dans l’ère du soupçon.
Les sorciers et sorcières ne sont pourtant pas apparus à ce moment-là… Comment la sorcellerie devient-elle un crime ?
On trouve en effet la mention de sorciers ou de jeteurs de sort bien avant le XVe siècle, et la sorcellerie existe d’ailleurs dans bon nombre de civilisations sans qu’elle soit réprimée pour autant ! En Europe à la fin du Moyen Âge, le crime se cristallise en une dizaine d’années à peine. Il apparaît à la fois sous la plume de clercs, comme Jean Nider, dominicain et l’un des grands théologiens du Concile de Bâle, qui écrit son Formicarius au milieu des années 1430 et est l’un des premiers à dénoncer la nouvelle secte des sorciers et des sorcières ; mais aussi sous la plume de juges qui travaillent pour le compte du pouvoir laïc, à l’image d’un Claude Tolozan, juge en Dauphiné ; ou encore dans des traités anonymes comme les Errores Gazarorium, publié dans la région des lacs suisses.
Au-delà de ces traités écrits par des intellectuels, ce sont également les extraits d’interrogatoires et de condamnations qui circulent et se nourrissent les uns les autres : les grandes similarités des textes montrent bien le phénomène de copie d’un procès à l’autre et d’une région à l’autre.
Pourquoi cette cristallisation s’opère-t-elle précisément à ce moment-là ?
Il faut avoir à l’esprit que le début du XVe siècle est une période de crise intense en Occident, frappé d’une multitude de grands malheurs : à la guerre de Cent-Ans qui entraîne la guerre civile en France entre Armagnacs et Bourguignons, aux pestes récurrentes et aux famines, vient s’ajouter une crise profonde de l’Église. La chrétienté occidentale est divisée par le Grand Schisme, qui voit s’affronter deux papes, l’un à Rome, l’autre à Avignon. L’Église est également confrontée au problème hussite, mouvement qualifié d’hérétique, qui l’a mise en échec et qui constitue de ce point de vue un événement sans précédent. C’est dans ce contexte que des réformateurs religieux gagnent en influence : ils appellent non seulement à un retour à une plus stricte observance au sein des ordres monastiques, mais ils souhaitent également réformer la société dans son entier.
À la fin du Moyen Âge, l’Occident n’a jamais été aussi chrétien et pourtant il craint de ne pas l’être assez. On scrute alors les moindres poches de non-catholicité, on cherche à discerner le bien du mal. Il n’est guère étonnant que la pratique de la confession et celle de l’interrogatoire, dans les procès, se développent au même moment, car ils participent de la même logique.
Or dans le même temps se répand – et ce depuis les XIIe-XIIIe siècles – une véritable hantise d’un complot diabolique qui viserait à détruire toute la chrétienté, dont témoigne notamment la Somme de théologie de Thomas d’Aquin, et que l’on retrouve précisément dans les accusations de sorcellerie.
La répression est pourtant en bonne partie menée par les pouvoirs laïcs. Comment le comprendre ?
C’est que la chasse aux sorcières revêt toute une dimension politique : elle doit être replacée dans le contexte de la genèse de l’État moderne et de l’affirmation de la majestas – d’où la notion de « crime de majesté », qui deviendra le crime de lèse-majesté et qui est, pour ainsi dire, le crime absolu.
La majestas, c’est, à l’origine, celle de Dieu. Mais les princes vont la reprendre à leur compte. C’est le sens des Statuta Sabaudiae – ces « statuts de Savoie » qui constituent un véritable code de loi promulgué par le duc de Savoie Amédée VIII en 1430 – qui s’attaque aux Juifs et aux invocateurs de démons et jeteurs de sort.
Quand on s’intéresse à la géographie de la répression, on constate qu’elle est née dans des territoires de rivalités entre pouvoirs, où la justice constitue, de ce fait, un enjeu majeur. À Chamonix en 1462, si la communauté villageoise participe activement à la persécution, c’est par crainte de voir ses droits de justice confisqués par le seigneur de Ravoire.
Le berceau de la chasse aux sorcières se situe dans les Alpes, d’un arc qui va de Turin et Pignerol aux Hautes-Alpes actuelles, entre Grenoble et Embrun, et jusqu’aux lacs suisses. Il s’agit certes de régions montagnardes, insuffisamment christianisées aux yeux des clercs. Mais cette explication ne suffit pas, car l’Auvergne a été a contrario largement épargnée par les procès en sorcellerie : à la différence des Alpes, la région était bien intégrée au royaume de France.
Le début de la chasse aux sorcières coïncide avec la Renaissance. Ne touche-t-on pas là du doigt un paradoxe extraordinaire ?
C’est là la grande question, et l’une des principales interrogations à laquelle j’ai voulu répondre dans le livre. La chasse aux sorcières est en effet contemporaine de cette formidable accélération intellectuelle, technique, culturelle qu’est la Renaissance : il faut avoir à l’esprit que la prouesse architecturale du Duomo de Florence, que l’on doit à Brunelleschi, date des années 1430, ou que Léonard de Vinci naît, lui, en 1452… Difficile de ne pas voir la répression de la sorcellerie comme une forme de régression intellectuelle. D’autant qu’on se met à croire que le vol qui permet de se rendre au sabbat est bien réel – là où auparavant, il était présenté comme seulement imaginaire.
Et pourtant, la croyance à la sorcellerie va de pair, à la fin du Moyen Âge, avec une lecture médicale des défaillances des individus et une prise de conscience accrue de la fragilité humaine, que l’on retrouve notamment chez Jean Nider. Le théologien invite bien les inquisiteurs à distinguer ceux qui présentent une mania, une faille dans laquelle le démon a pu s’engouffrer et doivent être soignés, de ceux qu’il s’agit de faire monter sur le bûcher. Cette compréhension de ce regard plus fin porté à la fragilité humaine, qui scrute la moindre défaillance, permet de dépasser cet apparent paradoxe.
Après s’être répandue dans toute l’Europe et atteint son paroxysme entre 1580 et 1630, la répression régresse peu à peu. Qu’est-ce qui a changé ?
N’oublions pas que ce reflux a duré près de 150 ans et qu’il ne s’agit pas d’un retournement soudain ! Ni encore qu’il y aura, au XIXe et au XXe siècles, des cas de lynchages qui ne sont pas sans parenté avec les persécutions des siècles précédents... Néanmoins, à partir du XVIIe siècle, la sécularisation progresse et les croyances aux sorciers et aux sorcières s’estompent peu à peu.
Les facteurs politiques sont également essentiels : à partir des années 1570-1580, le Parlement de Paris – dont le ressort est très vaste et correspond à une grande partie du royaume de France – va systématiquement casser les condamnations prononcées en première instance, faute de preuves de ces crimes fondés sur des aveux. Alors que la répression de la sorcellerie avait servi jusque-là l’affirmation du pouvoir du roi de France, les bûchers sont désormais vus comme un danger pour l’ordre public. Le pouvoir souverain s’affirme face aux juges et entraîne de ce fait la décriminalisation de la sorcellerie.
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Professeur d’histoire médiévale à l’université Clermont-Auvergne, Ludovic Viallet est l’auteur de La Grande Chasse aux sorcières. Histoire d’une répression, XVe-XVIIIe siècle (Armand Colin, 2022).