La citoyenneté en armes : le temps des gardes nationales
Héritage de la Révolution qui parcourt tout le XIXe siècle français, les « gardes nationales » sont définitivement abolies à la suite de leur participation à la Commune de Paris. Retour sur ces milices citoyennes légales avec Mathias Pareyre, spécialiste des gardes nationales de Lyon et Marseille.
L’historiographie s’était surtout intéressée jusque-là à la garde nationale parisienne et à ses premières années, sous la Révolution française et le premier Empire. Or toutes les communes de France se dotent à partir de 1790 de leur propre garde nationale.
Pour mieux analyser ces milices citoyennes emblématiques du XIXe siècle, l’historien Mathias Pareyre s’est consacré aux deux gardes de Lyon et Marseille, sur une période allant de la Monarchie de Juillet, en 1830, à leur dissolution, à l’issue de la Commune de 1871.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
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RetroNews : Quelle est l’origine des différentes gardes nationales qui voient le jour à la Révolution française ?
Mathias Pareyre : Les gardes nationales s’inscrivent en partie dans la continuité des milices bourgeoises de l’Ancien Régime qui, souvent, avaient été mises en sommeil et remplacées par des forces soldées : à Lyon par exemple, la dernière convocation de la milice remontait aux années 1770. Celle de Tours en revanche existe encore à la veille de la Révolution et va servir de terreau à la nouvelle garde.
Paris est la première ville à créer la sienne, dès le 13 juillet 1789, à un moment où les États généraux se trouvent dans l’impasse : les députés ont prêté le serment du Jeu de Paume quelques semaines plus tôt et Louis XVI est en train de rassembler des régiments étrangers, notamment allemands, ce qui fait craindre l’étouffement du processus révolutionnaire.
La garde nationale répond alors à un double objectif : maintenir l’ordre et protéger les biens et les personnes, comme les milices de l’Ancien Régime, mais également – et c’est là son aspect novateur – défendre la Révolution, y compris sur le champ de bataille si nécessaire. Sa création est un symbole fort, car elle vient remettre en cause le monopole royal de la violence légitime.
Dans les mois qui suivent – à l’hiver 1790 à Lyon et Marseille –, les autres villes de France, puis toutes les communes se dotent elles aussi d’une garde nationale qui participe de leur puissance et de leur prestige.
A partir de la Révolution française et jusqu’à leur dissolution en 1871, l’histoire des gardes nationales est marquée par une existence irrégulière, et un grand nombre de dissolutions, ou de périodes d’effacement, suivies de réorganisations… Comment comprendre ce mouvement de balancier ?
A chaque changement de régime – Restauration, Monarchie de Juillet, Seconde puis Troisième République –, les gardes nationales sont réactivées pendant quelques mois, quelques années tout au plus. Les nouvelles autorités recherchent d’abord leur appui, avant de finalement trouver l’objet un peu encombrant : armer les citoyens n’est pas sans poser un problème de contrôle.
Par ailleurs, le zèle des gardes eux-mêmes a tendance à diminuer au fil des mois : beaucoup ne se présentent plus pour effectuer leur tour de garde – 24 h au poste, avec patrouilles nocturnes, en général une fois par mois –, ne répondent plus à l’appel du tambour en cas de désordre, voire soutiennent les insurgés comme ils le font à Lyon en novembre 1831 lors de la première révolte des Canuts : certains se joignent aux ouvriers tisseurs, d’autres leur donnent simplement leur fusil. Cette fraternisation conduit sans surprise, dans les premiers jours de décembre 1831, à la dissolution de la garde nationale lyonnaise par Louis-Philippe.
La garde nationale n’est-elle pas, encore à ce moment-là, une garde exclusivement bourgeoise ?
La Révolution française avait en effet fondé la garde nationale sur un critère censitaire, la réservant à ceux qui payaient l’impôt et qui étaient considérés, de ce fait, comme moins susceptibles de troubler l’ordre public. Elle s’était ouverte le temps de quelques mois en 1793 à l’ensemble des citoyens, mais cela n’avait été qu’une parenthèse. Si la question de l’élargissement du recrutement se pose de nouveau au début de la Monarchie de Juillet, la grande loi de mars 1831 qui réorganise la garde nationale maintient finalement le critère de cens.
Malgré tout, dans les faits, les milices de Lyon et Marseille sont loin d’être composées exclusivement de bourgeois. J’ai pu faire des estimations, notamment grâce aux registres – les « contrôles » – de la garde nationale de Lyon, qui nous sont parvenus à la différence de ceux de Paris, perdus dans l’incendie de l’Hôtel de ville de 1871.
A Lyon, au début de la Monarchie de Juillet, les classes populaires représentent déjà plus de 30 % des troupes, ce qu’on peut expliquer par la nécessité de pallier le manque de candidats et les défections. Par ailleurs, aux yeux des recruteurs, mieux vaut sans doute un bon ouvrier peu politisé – comme c’est souvent le cas à Marseille – qu’un bourgeois légitimiste ou républicain !
C’est cependant en 1848 que la garde nationale s’ouvre officiellement à tous, et la proportion des classes populaires augmente : elles représentent à Lyon, sous la IIe République, la moitié des effectifs. Mais bourgeois et classes populaires ne se mêlent guère, car les bataillons sont organisés de façon territoriale, quartier par quartier.
Peut-on évaluer l’efficacité de ces bataillons ?
Les gardes nationaux sont équipés de fusils anciens, en mauvais état, tirés des vieux dépôts de l’armée, dans la mesure où il faut réserver les meilleurs armements à l’armée de ligne. Dans une lettre adressée à son capitaine en 1830, un garde se plaint de son fusil, très long, qui date de la guerre d’indépendance américaine ! Les troupes ne sont pas non plus toujours approvisionnées en munitions et leur entraînement se réduit souvent à quelques tirs à la cible. Elles ont surtout appris à marcher au pas, sans être formées au maintien de l’ordre.
Face à ce défaut de formation, des initiatives privées se font jour : d’anciens officiers de ligne proposent ainsi leurs services à travers des petites annonces, pour apprendre par exemple aux officiers de la garde nationale à poser leur voix.
De fait, la milice citoyenne est une force de maintien de l’ordre surtout dissuasive. Les gardes nationaux peuvent disperser de petits attroupements, faire la chasse aux ivrognes. Mais ils sont incapables de faire face à de gros débordements.
Sont-ils bien vus par la population ?
Deux images coexistent : d’un côté, la garde nationale constitue un moyen essentiel de vivre sa citoyenneté – porter les armes est aussi important, au XIXe siècle, si ce n’est plus, que de voter. De l’autre, elle fait parfois figure de serviteur zélé du maintien de l’ordre, créant par exemple chez les ouvriers marseillais un certain ressentiment à la suite de diverses bévues, alors que l’armée conserve, elle, un plus grand prestige.
A titre individuel, nombreux sont ceux qui cherchent à échapper au service, en donnant une fausse adresse pour le recrutement qui se fait à domicile ou en arguant, pour se faire exempter, de problèmes physiques ou d’un métier essentiel – comme celui de boulanger.
Qu’est-ce qui sonnera le glas de la garde nationale en 1871 ?
Du fait du ralliement de la milice parisienne à la Commune, les gardes nationales de toutes les communes de France sont définitivement dissoutes à l’été 1871. L’instauration du service militaire universel en 1873 prive la garde nationale de son ultime raison d’être. Quant au maintien de l’ordre, il échoit désormais à la police, dont les effectifs sont croissants à la fin du XIXe siècle, mais aussi à l’armée.
Le terme de « garde nationale » est réapparu ces dernières années, à l’initiative du président François Hollande après les attentats de 2015, ou dans les propositions du Rassemblement national. On ne peut que constater que ce réemploi du terme ne s’appuie que sur la dimension citoyenne, au mépris de la composante, pourtant essentielle dans l’histoire de la garde nationale, de la défense de l’héritage révolutionnaire. La revendication d’un retour de la citoyenneté en armes laisse sceptique : on voit, à travers l’histoire du XIXe siècle, toutes les limites du modèle.
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Agrégé et docteur en histoire, Mathias Pareyre est enseignant dans le secondaire et chercheur affilié à l'IRHIS (Université de Lille). Ses recherches sur les gardes nationales de Lyon et Marseille ont constitué son travail de thèse, soutenue en 2022 : « Prendre le fusil pour défendre ou renverser les autorités : la Garde nationale à Lyon et à Marseille de 1830 à 1871 ».