Le scandale de Panama 1889-1893
Le scandale de Panama est un des plus grands scandales politico-financiers de la IIIe république. À la veille des élections de 1893, il suscite une crise politique majeure et ébranle un régime républicain contesté et fragilisé. La presse nationaliste et antirépublicaine a un rôle central dans l’instrumentalisation du scandale de Panama.
De l’escroquerie à la corruption : l’affaire du canal de Panama
Ferdinand de Lesseps, auréolé de sa réussite dans le percement du canal de Suez en 1869, veut renouveler son exploit en aménageant le canal de Panama à partir de 1879. Le coût des travaux est exorbitant et Lesseps est en permanence à cours de financement.
Associé à deux affairistes, le baron de Reinach et Cornelius Herz, il soudoie une partie des grands quotidiens pour qu’ils multiplient la publicité favorable à la Compagnie du canal de Panama. Après avoir multiplié les emprunts, Lesseps entend ouvrir une souscription publique auprès des petits épargnants français. Il doit obtenir un vote de la Chambre des députés pour l’y autoriser. La loi est votée en juin 1888 : Reinach et Herz ont acheté les voix de certains parlementaires. Cependant, la compagnie est placée en liquidation le 4 février 1889 : le scandale est financier. 85.000 souscripteurs sont ruinés.
Ferdinand de Lesseps (1805-1894)
Diplomate français en Egypte avec le titre de vice-consul, bien introduit à la cour de Napoléon III, Ferdinand de Lesseps, également entrepreneur, est le grand ordonnateur du creusement du canal de Suez inauguré en 1869. La réussite de son projet pharaonique à Suez l’a convaincu de rééditer son exploit 10 ans plus tard en lançant le projet de percement du canal de Panama, qui aboutit à un désastre politique et financier, pour lequel il fut poursuivi par la justice. Il est élu en 1884 à l’Académie française.
Le scandale dévoilé et instrumentalisé : le rôle de la presse
Mais le scandale politique éclate en septembre 1892. Des journaux antirépublicains stigmatisent la corruption des parlementaires (La Cocarde, des milieux boulangistes) et le rôle des financiers juifs de la compagnie de Panama, le baron de Reinach, Cornelius Hertz et Émile Arton (La Libre parole, journal antisémite) mais aussi Le Petit Journal du 16 janvier 1893. En septembre, La Libre parole d’Édouard Drumont publie des articles intitulés « Les dessous de Panama » signés par un ex-agent de la Compagnie, sous le pseudonyme de Micros.Tout s’accélère dans la nuit du 19 au 20 novembre 1892 : le baron de Reinach se suicide et le lendemain le député boulangiste Jules Delahaye dénonce les malversations et les corruptions liées au percement du canal de Panama. « Il y a ici deux catégories de personnes qui m’écoutent, celles qui ont touché et celles qui n’ont pas touché » : son intervention à la Chambre fait l’effet d’une bombe. Le gouvernement accepte la formation d’une commission d’enquête sur les cas de corruption alors qu’il avait tenté d’étouffer l’affaire.
Emile Arton, en cavale avant de rejoindre Londres, comme Cornelius Herz, sans avoir été réellement inquiété, envoie à la presse une liste de « 104 chéquards » qui aurait touché des pots-de-vin : on retrouve parmi eux le ministre des Travaux publics Baïhaut, Rouvier le ministre de l’Intérieur, Floquet et Freycinet anciens présidents du Conseil et Clemenceau. Toute la classe politique semble éclaboussée. Une violente campagne de presse menée par l’extrême gauche et l’extrême droite (antirépublicaine, nationaliste et antisémite) s’abat sur les « chéquards » soupçonnés d’avoir touché de l’argent. Les rebondissements de l’affaire incitent les journaux d’information comme Le Gaulois à développer des numéros spéciaux sur « l’enquête de Panama » (26 novembre 1892).
Edouard Drumont (1844-1917)
Journaliste et homme politique d’extrême-droite, fondateur de La Libre Parole, il est la principale figure de l’antisémitisme en France au tournant des XIXe – XXe siècles (La France juive en 1886, qui est un best-seller). Il est un acteur-clé de l’affaire de Panama et de l’affaire Dreyfus, qu’il instrumentalise pour instiller dans l’opinion publique une idéologie nationaliste, antirépublicaine et antisémite. Il est l’un des porte-parole du courant antidreyfusard et est considéré comme un maître à penser par de nombreux intellectuels d’extrême-droite (Charles Maurras).
Des conséquences judicaires limitées, des effets politiques dévastateurs
Le scandale de Panama donne lieu à deux procès. En janvier-février, se déroule le procès des administrateurs de Panama. Ferdinand de Lesseps et son fils Charles sont condamnés à 5 ans de prison pour corruption, et Gustave Eiffel et d’autres administrateurs à 2 ans pour d’abus de confiance et d’escroquerie. Le premier bénéficie d’un vice de forme et Eiffel sera innocenté par un autre procès.
Le procès pour corruption a lieu entre le 9 et le 23 mars. Pourtant les juges sont accusés par la presse nationaliste d’avoir chargé les administrateurs alors que les politiques sont globalement peu inquiétés. En effet, Charles Baïhaut est le seul homme condamné (5 ans de prison) : il est aussi le seul à avoir reconnu la corruption. Les autres parlementaires ont été disculpés, ce qui accentue la méfiance à l’égard des institutions et des hommes politiques. Les journaux, qui ont été achetés, ne sont pas inquiétés et oublient volontairement d’évoquer leur instrumentalisation dans l’affaire. Cela n’empêche pas la Revue bleue de proposer a posteriori une réflexion sur les défaillances et les « responsabilités de la presse contemporaine ». Antoine Leroy-Beaulieu y dénonce « la vénalité, la corruption par l’argent » de la presse et des « journaux, si prompts à soupçonner les politiques » et qui « semblent s’être entendus tacitement pour s’épargner les uns et les autres » en faisant référence à l’affaire de Panama.
Par contre, les répercussions politiques sont considérables en 1893. L’affaire participe au développement de l’antiparlementarisme, souvent teinté d’antisémitisme qui ébranle la IIIe République. L’affaire de Panama provoque un renouvellement du personnel politique au profit d’une génération nouvelle : la plupart des élus suspectés d’avoir été corrompu ont perdu leur siège aux élections de 1893, c’est le cas de Clemenceau. Elle marque aussi la fin d’une IIIe République dominée par les « opportunistes ».
Georges Clemenceau (1841-1929)
Clemenceau débute en politique comme maire du 18e arrondissement de Paris en 1870. Député radical en 1876, il s’oppose à la politique coloniale de Jules Ferry. Touché par le scandale de Panama, il perd son siège de député et fonde le journal l’Aurore dans lequel il publie « J’accuse » d’Emile Zola. De 1906 à 1909, il dirige le ministère de l'Intérieur. Leader du parti radical, son intransigeance n’a d’égal que ses qualités oratoires : il est surnommé « le Tigre » ou « le tombeur de ministères ». En 1917, quand l’Union sacrée vacille, il est élu président du Conseil et y reste jusqu’en 1920. Le « Père la Victoire » défend une ligne dure contre l’Allemagne lors du Traité de Versailles.