Le jugement de Carrier, bourreau des Vendéens
En 1794 le représentant Carrier, envoyé un an plus tôt à Nantes pour réprimer l’insurrection vendéenne, comparaît devant le Tribunal révolutionnaire pour ses actions brutales : « À bas la tête de Carrier et toutes celles qui lui ressemblent. »
Le procès du représentant Carrier, qui s’inscrit dans la suite du procès des Nantais et de celui du Comité révolutionnaire de Nantes, est l’apogée d’un long moment d’affrontement politique sur les responsabilités de la Terreur, notamment dans la guerre de Vendée. Cette phase parcourt toute l’année 1794, bien au-delà de Thermidor et de la chute de Robespierre.
Âgé de 36 ans au moment du procès, Carrier, inconnu jusque-là, devient en quelques semaines, le symbole même de la Terreur. Envoyé à Nantes en septembre 1793 afin de juguler la révolte contre-révolutionnaire vendéenne, il est accusé d’y avoir commis des atrocités, ordonnant notamment les assassinats de plusieurs milliers de Vendéens incarcérés.
C’est d’abord le procès des 132 Nantais, incarcérés à Paris, depuis des mois, sous des accusations assez vagues, qui dès les premières heures de leur procès, dénoncent les pratiques terroristes qui ont eu lieu à Nantes durant l’hiver 1793-1794. Leur acquittement, le 15 septembre 1794, est fortement salué par la foule parisienne au cri de « Vive la République ! ». Le président du Tribunal lui-même se réjouit que « la hache nationale [ne] les eût pas atteints ».
Accusés à leur tour, les membres de l’ancien Comité révolutionnaire de Nantes paraissent au Tribunal. La publicité donnée à ce procès met en exergue les exactions commises dans la ville, comme en témoigne l’acte d’accusation reproduit dans Le Mercure universel du 18 octobre 1794 et l’attention portée en particulier sur les « noyades » – meurtres de prisonniers vendéens jetés dans la Loire, orchestrés par Carrier – qui vont rapidement devenir un des symboles les plus monstrueux de la Terreur :
« Jamais la lime du temps n’effacera l’empreinte des forfaits commis par ces hommes atroces ; la Loire roulera toujours des eaux ensanglantées, et le marin étranger n’abordera qu’en tremblant, sur les côtes couvertes des ossements des victimes égorgées par la barbarie, et que les flots indignés auront vomis sur ses bords. »
Au Tribunal révolutionnaire, les accusés du Comité de Nantes, dénoncent rapidement Carrier comme celui qui a donné les ordres.
L’ancien président du Tribunal criminel de Nantes, Phelippes Tronjolly, acquitté du procès des Nantais, est le plus redoutable témoin à charge contre Carrier.
Dans le même temps, Carrier est entendu à la Convention, où ses collègues doivent décider de son sort. Pendant plus d’une dizaine de jours, les députés examinent des pièces à charge réunies par une commission nommée spécialement, et dont le rapport dresse la longue liste des charges retenues.
Celles-ci apparaissent dans Le Moniteur universel et concernent notamment ses méthodes expéditives vis-à-vis des personnes de la région nantaise, cherchant sans relâche de possibles « brigands de la Vendée ».
« Carrier, quelques jours après son arrivée à Nantes, a fait entendre, en présence du représentant du Peuple Ruelle, les plus grandes imprécations contre les habitants de Nantes. Il a déclaré que si l'on ne lui dénonçoit [sic] pas les contre-révolutionnaires, il feroit incarcérer tous les marchands et négociants pour les faire décimer et fusiller. […]
Il a tout fait pour occasionner une émeute à Nantes, afin de la faire déclarer en acte de rébellion, disant qu’elle était le repaire des brigands de la Vendée. »
Les débats enflamment la presse. Chaque jour, des résumés tiennent les lecteurs en haleine ; les crieurs de rue, qui refont leur apparition, n’ont plus que le nom de Carrier à la bouche.
Le 23 novembre 1794, les conventionnels se déclarent à l’unanimité des votants pour la mise en accusation de Carrier. En offrant en la personne de Carrier une cible reconnaissable pour juger des pratiques de la Terreur, la Convention favorise la formation de la légende noire du représentant, et tente de s’absoudre elle-même d’une responsabilité collective.
Carrier est effectivement un coupable idéal – aussi justement poursuivi qu’il soit – par sa fidélité aux idéaux de l’an II, par un physique et un caractère peu sympathiques, et par la nature des crimes commis à Nantes, comparés dans les journaux à ceux de Néron ou Caligula. Mais aussi, par sa prétendue volonté politique d’une pacification de la Vendée, jamais envisagée jusqu’ici.
Dans cette dernière séance à l’Assemblée, Carrier prononce un long discours, peu ou partiellement repris dans la presse, où il développe surtout une argumentation politique, visant à relativiser les crimes dont on l’accuse en les replaçant dans le contexte de la guerre de Vendée.
« Carrier. “Je vais me renfermer dans ma défense. Il n'entre point de fiel dans mon âme, mais je déclare que Tallien et Fréron me sont suspects. S’ils font le bien du peuple, tant mieux. Mais je les crois des conspirateurs.” […]
Carrier reprend le fil de son discours. Il se compare à Calas, victime du fanatisme et du royalisme, et dit que la Convention et le peuple regretteront sa mort. […]
Il reprend la parole et dit : “Cicéron, l'orateur de Rome, fait périr sans jugement dans les prisons les complices de Catilina ; il reçoit des couronnes civiques. Horace tue sa sœur sans jugement, il n'est point mis à mort. Parce que ces deux grands hommes avoient [sic] sauvé leur pays.
Eh bien ! jugez-moi, je m'en rapporte à l’impartialité de la Convention.
Si ma mort est utile, j'en fais le sacrifice : mais que la Convention fasse attention qu'en proçant sur moi, elle va se juger, puisqu'elle a décrété que les brigands seroient détruits.” (Bruit). »
Le 27 novembre 1794, Carrier rejoint le procès du Comité révolutionnaire de Nantes, auquel son cas est adjoint. Avant même sa comparution, il est refusé à Carrier d’être jugé par une autre section du Tribunal révolutionnaire que celle qui juge les membres du Comité de Nantes, de récuser des jurés, ou encore de faire venir à la barre des témoins à décharge.
Son arrivée au palais de justice est un événement considérable :
« Une foule immense inondait le Palais de Justice, et remplissait l’auditoire. […]
À onze heures moins le quart, Carrier paroît [sic]… À l’instant, et malgré les cris des huissiers qui appeloient le silence, un murmure terrible, un long frémissement d’indignation retentit dans la salle […]. »
Ainsi se poursuit, avec Carrier, l’affaire la plus longue jamais jugée par le Tribunal révolutionnaire de Paris (16 octobre-16 décembre), avec 54 séances.
Aux 13 accusés traduits d’abord, 19 sont ajoutés au gré des audiences, puis enfin, Carrier. 240 témoins sont appelés à témoigner et 220 se présentent effectivement. Une partie des débats doit être recommencée après l’arrivée de Carrier.
Tous ceux qui assistent aux audiences insistent sur la confusion des débats, sur des témoignages douteux ou imprécis, sur l’exagération évidente de certains témoins, comme par exemple Phelippes Tronjolly qui surestime le nombre de noyades.
Carrier se défend avec vigueur, reprend les témoignages sur les détails, les dates, déboute les allégations non prouvées par des écrits, rejette les témoins douteux, affirme que les exécutions ont été précédées de jugement, ou au moins de jugement expéditif et de condamnation, comme l’y autorise la loi du 19 mars 1793.
Cependant il ne conteste pas la violence dont on l’accuse en Vendée, qu’il replace une nouvelle fois dans son contexte ; de même qu’il engage la responsabilité de l’Assemblée entière dans les ordres qui lui ont été donnés de détruire les brigands de la Vendée, pris les armes à la main.
« Aujourd’hui que l’on est dans le calme, ces horreurs font frémir ; mais reportez-vous au tems [sic] et aux circonstances ; rappelez-vous les tortures que les rebelles ont fait éprouver à nos braves défenseurs.
Dans une guerre civile, on use malheureusement de représailles ; cependant, lorsqu’on annonçait que quatre mille brigands avoient été précipités à Fontenay, on applaudissait : c’était l’opinion d’alors. »
Mais le procès est joué d’avance. Accusé d’actes criminels perpétrés avec des intentions contre-révolutionnaires, Carrier est condamné à mort le 16 décembre 1794, comme deux des membres du Comité révolutionnaire de Nantes, Pinard et Grandmaison.
À l’énoncé du verdict, il affirme : « Je meurs victime et innocent ; mon dernier vœu est pour la République et le salut de mes concitoyens ».
Carrier est guillotiné l’après-midi même du verdict, à 16 heures, place de Grève (Hôtel-de-Ville) parce qu’on ne voulut pas lui faire les honneurs de la Place de la Révolution (Concorde). Les journaux sont nombreux à raconter la scène de l’exécution, mais certains restent incrédules sur le jugement du Tribunal révolutionnaire et l’acquittement de nombreux co-accusés.
Convaincu « d’actes contre-révolutionnaires », Carrier devient ainsi le pendant provincial de Robespierre : son exécution peut clore une époque.
Toutefois, malgré la volonté thermidorienne de faire de Carrier le principal coupable, les exactions commises à Nantes ne vont pas cesser de nourrir l’imaginaire de la Terreur au XIXe siècle, ainsi que le montre de façon anecdotique le feuilleton La Folle de la Loire, publié dans le supplément du Journal des villes et des campagnes en 1841-1842 ; ou encore, une floraison exceptionnelle de gravures illustrant les crimes du « monstre Carrier ».
Ainsi, les logiques politiques mises en œuvre autour de l’affaire Carrier ont-elles créé une formidable caisse de résonance qui perdure depuis – et encore aujourd’hui.
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Corinne Gomez-Lechevanton est historienne et ingénieur d'études au CNRS.